Longtemps hésitantes à franchir le cap du numérique, les marques de luxe ont désormais intégré Internet dans leur stratégies de communication et de vente: elles lancent des campagnes publicitaires en ligne, achètent des mots-clés sur Google, créent des mini-sites événementiels, développent des applications iPhone, explorent les possibilités offertes par la réalité augmentée, interagissent avec leurs dizaines de milliers de fans sur Facebook et ouvrent des boutiques en ligne. De Moscou à Tokyo, en passant par Shanghai, New York ou Paris, les amateurs de produits d’exception sont prêts à exercer leur pouvoir d’achat sur Internet. Un marché existe et les chiffres de vente en ligne s’affolent. Les sacs Vuitton s’achètent désormais comme le dernier album de Britney Spears: d’un simple clic.
Pourtant, des interrogations existentielles demeurent dans l’esprit de certains dirigeants de marques de luxe: ne dénature-t-on pas les codes de l’industrie en cherchant à les réinventer dans un univers dématérialisé, où l’accueil n’est ni exclusif ni personnalisé, où le cuir n’a pas d’odeur et où les produits ne peuvent pas être touchés ni essayés avant d’être achetés?
Il suffit de taper le nom d’une marque de luxe dans Google pour saisir l’ampleur du défi que le Web peut représenter pour elle : contrefaçon, accroches publicitaires bas de gamme, produits disponibles à des prix bradés, etc. Nous sommes à des années-lumière de l’univers de prestige que les marques ont mis des années à construire.
En 2009, plus de cinq cents millions de requêtes liées à vingt-cinq marques horlogères ont été saisies par les internautes dans les moteurs de recherche des dix marchés-clés d’exportation de l’industrie horlogère suisse (source : étude WorldWatchReport 2010, IC-Agency). Combien d’internautes à la recherche de produits d’exception atterrissent, en cliquant sur les résultats de recherche, sur des sites bas de gamme, où la présentation des produits ne fait l’objet d’aucun soin particulier et où l’expérience d’achat laisse à désirer ?
Sur Internet, les marques de luxe sont confrontées à un environnement dont elles doivent apprendre à maîtriser le fonctionnement, afin de pouvoir se positionner face à de nouveaux types d’acteurs. Par exemple, une marque de luxe ne met-elle pas en péril son image et sa crédibilité en laissant ses produits apparaître à prix cassés sur n’importe quel site ou en tolérant que certains de ses distributeurs écoulent leur stock via un site d’enchères tel que Ebay?
Le 20 avril dernier, la Commission européenne a implicitement reconnu le caractère particulier de la vente de produits de luxe lors de l’adoption de nouvelles règles de concurrence relatives à la distribution de biens et services. Fruit d’un intense lobbying de la part de l’industrie du luxe, cette règlementation autorise les entreprises de biens et services à ne distribuer leurs produits qu’à des détaillants qui disposent de points de vente physiques, où les consommateurs peuvent toucher et essayer les produits avant de les acheter.
La possibilité d’imposer une telle condition à leurs revendeurs devrait permettre aux marques de luxe de mieux maitriser la vente de leurs produits par Internet. Le règlement adopté par la Commission européenne – qui entrera en vigueur le 1er juin 2010 et s’appliquera pour les douze prochaines années - ne leur laisse néanmoins pas une liberté totale dans l’organisation de leur réseau de distribution. Il consacre la vente en ligne et place Internet sur un pied d’égalité avec les autres canaux de distribution. Ainsi, un fournisseur de biens et services n’est pas autorisé à limiter les quantités vendues par Internet ni à pratiquer des prix plus élevés pour les produits destinés à la vente en ligne. Dès qu’il a intégré un distributeur dans son réseau de vente, le fournisseur ne peut l’empêcher de vendre en ligne ; tout au plus peut-il exiger du distributeur qu’il utilise un site répondant à des normes de qualité pré-établies.
Les restrictions géographiques liées au commerce électronique sont également réglementées par la Commission européenne: un fournisseur ne peut pas imposer à ses distributeurs de « re-router » automatiquement ses clients en ligne vers le site d’un autre distributeur ou de refuser une transaction si les données de la carte de crédit du client montrent une adresse située en dehors du secteur géographique affecté au distributeur. En d’autres termes, le distributeur reste libre de vendre aux clients qui le contactent de leur propre initiative (vente passive). Il peut néanmoins se voir imposer l’interdiction de démarcher (vente active) des groupes de clients attribués de façon exclusive à un autre distributeur.
Cette réglementation entre en vigueur alors que de plus en plus de marques de luxe lancent leur propre canal e-commerce, à l’instar des horlogers Rado, Longines, Bell&Ross, Cartier ou encore Hermès. Plus récemment, le groupe Richemont a annoncé le rachat de Net-à-porter, un site britannique de vente de produits de luxe en ligne, qui a généré un chiffre d’affaires d’environ 122 millions de dollars l’an dernier. D’autres marques horlogères prestigieuses vont prochainement lancer leur canal e-commerce et confirmer ainsi le caractère incontournable de la vente en ligne de produits de luxe.
Le nouveau contexte réglementaire constitue un enjeu stratégique pour les marques qui vont devoir gérer la numérisation d’une partie de leur réseau de distribution sans phagocyter l’existant. Elles devront d’une part garantir la rentabilité de leurs propres investissements e-commerce et, d’autre part, adapter leurs accords de distribution afin d’y intégrer les conditions auxquelles elles autorisent les intermédiaires à vendre en ligne. Une fois les contrats de distribution négociés, il s’agira d’encadrer les revendeurs et les détaillants afin de s’assurer qu’ils offrent à leurs clients une expérience d’achat et un service après-vente d’une qualité irréprochable.
Les marques de luxe disposent des moyens nécessaires pour négocier avec succès le virage du e-commerce et de créer des expériences d’achat qui englobent le on et le offline. Il leur appartient de créer une chaine de valeur entre elles et le consommateur final et d’offrir à ce dernier le luxe d’interagir avec l’univers de la marque quand il le souhaite, depuis n’importe appareil connecté à Internet.