Pierre Maillard
Qu’en beaux termes tout cela est-il dit. Je veux parler de la réponse faite par la famille des actionnaires d’Hermès à Bernard Arnault (LVMH) à l’annonce, loi oblige, qu’il avait acquis aussi secrètement “qu’amicalement” 17,7% des actions de leur maison: “Nous sommes des artisans, notre but est de faire des produits les meilleurs du monde. Nous ne sommes pas dans le luxe, nous sommes dans la qualité”, a répondu Bernard Puech, président du conseil de gérance de la “société en commandite” qu’est Hermès.
Cette disposition juridique garantit en effet à la famille à qui appartient majoritairement Hermès un contrôle quoi qu’il arrive, même en perte de majorité (aujourd’hui, la famille en détient environ 73%). Comme le dit toujours Bernard Puech: “Même s’il ne restait qu’un actionnaire familial, il conserverait le contrôle.”
Nous n’épiloguerons pas ici sur les diverses suites possibles à ce coup de force “amical” qui a aussitôt été vivement rejeté par Hermès. La maison craint visiblement que l’amitié particulière de Monsieur Arnault ne devienne trop pressante et ne l’étouffe un jour. Mais plutôt que sur l’analyse de la stratégie du “baiser qui tue”, penchons-nous sur la réponse d’Hermès qui de façon tranchante différencie le “luxe”, dont LVMH est le plus flamboyant paquebot, de la “qualité” qui est d’un tout autre ordre.
Ce que nous dit en sous-texte Bernard Puech est que la qualité dans la durée – Hermès en est à sa sixième génération de dirigeants - ne peut pas se plier aux logiques stratégiques de la finance mondialisée. Et il ne se prive pas de souligner au passage que “les structures qui ont permis de mener cette attaque sont des filiales de LVMH basées au Luxembourg, aux États-Unis et surtout au Panama, qui n’est pas le pays le plus transparent en termes de régulation financière et d’origine des fonds.”
Car, comme le disent par ailleurs les dirigeants d’Hermès, au delà de l’ingénierie financière à l’oeuvre il s’agit d’une incompatibilité plus profonde, d’ordre culturel. Le luxe est un statut, la qualité est une valeur. Le luxe s’adresse à l’extérieur, la qualité s’adresse à l’intérieur. Le luxe est une image, la qualité s’incarne dans un produit.
Hermès, disent-ils fièrement, “ce n’est pas une signature, c’est un terreau culturel, une culture incompatible avec celle d’un grand groupe.” Cette façon de se considérer comme un “terreau” qu’il faut cultiver pour y faire pousser “chaque saison” de nouveaux fruits, cette manière d’envisager le temps dans sa durée longue sont culturellement à rebours de la logique financière qui cherche au contraire à annihiler le temps dans un éternel immédiat, dans l’instantanéité du flux des transactions virtuelles.
Au-delà du cas Hermès vs LVMH, ce choc des cultures nous concerne tous. Car cette bataille qui se mène ici sur le terrain des produits “haut de gamme”, fait rage partout ailleurs. Elle fait partie de ce qu’on appelle “les grands choix de société”. Voulons-nous privilégier la course absolue à la performance, la poursuite sans répit de la croissance à tout prix qui réclame l’instantanéité ou préférons-nous opter pour le “terreau” qui ne donnera peut-être pas de fruits immédiats mais que l’on pourra certainement cultiver longtemps? En d’autres termes, voulons-nous réguler, organiser, planifier pour le long terme ou préférons-nous laisser chacun libre de ramasser le plus qu’il peut, le plus vite possible?
La réponse n’est pas anodine. Ce sont de celles qui façonnent le futur, pour le pire ou pour le meilleur.On voit, on est bien au-delà de l’horlogerie, fût-elle de “luxe” ou de “qualité”. Et, pour avoir vu à l’oeuvre Hermès en horlogerie, je ne peux que témoigner que c’est bel et bien cette “culture du terreau” qui a dicté sa patiente croissance. Pas à pas, sans brûler les étapes, en planifiant son avancée en termes décennaux, en ne prétendant jamais être ce qu’elle n’était pas, Hermès, en trente-deux ans, a graduellement acquis le “Métier” d’horloger dont elle peut maintenant s’enorgueillir. La belle morale de l’histoire est que les plus “performants” ne sont pas toujours ceux qui le prétendent, et Hermès de rappeler que “depuis notre entrée en Bourse en 1993, la croissance annuelle du bénéfice net de LVMH a été de 7,6 %, celle d’Hermès de 14,7 %. En Bourse, l’action LVMH a été multipliée par six, celle d’Hermès par 35.”
Les tenants du long terme ont donc toutes les raisons de continuer à cultiver leur terreau.
Source : Europa Star Première Vol.12, No 6