Pierre Maillard
“Les gros nous écrasent. On va tous crever!” En cette veille de BaselWorld, Antoine Preziuso, qu’Europa Star a rencontré dans son atelier aux portes de Genève, ne mâche pas ses mots et dit tout haut, et sans crainte, ce que beaucoup d’horlogers indépendants et de sous-traitants pensent tout bas.
“Face à cette situation, il faut changer de stratégie. Nous ne pouvons plus nous contenter de faire des montres, aussi belles et intéressantes soient-elles, et de partir avec elles faire notre tour du monde. Nous devons ’rationaliser’ notre manière de faire. On ne peut plus se permettre de distribuer ici ou là quelques pièces. Il faut que nous nous rendions à la réalité du marché, il faut que nous réduisions nos marges. En un mot, il nous faut adopter une stratégie plus commerciale. C’est ça ou la mort.”
Dis autrement, ce programme énoncé par Antoine Preziuso revient à brider obligatoirement sa fougueuse créativité. Car Preziuso, qui se présente volontiers comme un “auteur-compositeur” en horlogerie, n’est jamais parvenu à contenir son désir d’horlogerie. Insatiable créateur et explorateur de formes et de fonctions, il n’a eu de cesse de multiplier les modèles les plus variés, d’explorer esthétiques et complications, bref, en vrai précurseur, d’inventer sans cesse. Il est ainsi fait, Antoine Preziuso, mû par sa passion, conduit par son désir d’innover, de chercher, d’expérimenter. Mais la période régressive actuelle, marquée par une très forte consolidation des grands groupes et par leur maillage très serré de la distribution, n’est plus propice à de telles aventures créatives. Il lui faut donc “se reconcentrer”, tailler à vif dans ses riches collections, en un mot rationaliser.
Concrètement, cette opération dont, pense-t-il, dépend non seulement sas propre survie mais celle de nombre de ses collègues, l’amène à scinder en deux son activité: d’un côté la Haute horlogerie, avec des modèles spéciaux, uniques, aventureux, et de l’autre, le lancement d’une nouvelle ligne “boutique”, la Power. “Quand on propose une pièce de Haute horlogerie à, disons, 200’000.- CHF, tout le monde, au long de la chaîne, a des marges. Mais pour des pièces plus abordables et commerciales, disons en-dessous de 10’000.-CHF, il est impératif pour pouvoir s’en sortir de rationaliser toute la chaîne, allant de la production à la distribution. C’est pour cette raison que j’ai réduit drastiquement le nombre de références que je proposais [en dehors de ses modèles de Haute Horlogerie, Antoine Preziuso conserve essentiellement ses lignes Star Moon, avec sa magnifique très grande lune, Moonlight, une ligne acier aux prix très agressifs, et Grand Robusto] et mise l’essentiel sur une nouvelle famille, la Power. Une ligne très identitaire, reconnaissable, travaillée dans tous ses détails et qui, au fil des saisons à venir, va évoluer, s’enrichir, se diversifier tout en conservant sa forte identité.”
“Power inside”
Puissante – avec son boîtier d’acier de 48mm de diamètre sur 13mm d’épaisseur -, racée – avec sa lunette maintenue par douze vis personnalisées et ses flancs travaillés comme ceux d’une colonne dorique -, très contemporaine – avec ses jeux formels de gris et de rouge, ses aiguilles évidées type lance sur fond de cadran décoré Côtes de Genève, ses cartouches satinés, son bracelet surpiqué crocodile et fibre de carbone – la Power étonne avant tout par le surdimensionnement de ce qui semble être sa réserve de marche qui occupe un bon tiers du cadran. Sauf qu’il ne s’agit pas d’une réserve de marche au sens strict, mais, comme l’explique avec gourmandise Antoine Preziuso, d’un “indicateur d’énergie”. Marqué des indications “Down”, en bas, et “Fine” en haut, cet indicateur d’énergie renseigne le porteur de la montre sur le niveau de son activité physique, de son énergie vitale. C’est donc à entretenir un nouveau rapport avec sa propre montre que nous invite malicieusement Antoine Preziuso. Celle-ci, avec cette indication surdimensionnée du “Power inside”, tente un véritable dialogue avec son propriétaire, le renseignant ainsi non pas tant sur sa propre énergie restante que sur celle déployée quotidiennement par le porteur de la montre. (A découvrir à Baselworld au stand de l’Académie des Créateurs Horlogers Indépendants – ACHI).
Vive ETA
Fidèle à sa ligne de toujours, Antoine Preziuso a motorisé sa Power sur une base ETA. “Bien évidemment, je travaille à fond les mouvements de base que je reçois, je les règle avec une précision superlative, j’en change la masse, je les décore à ma façon, mais, si je travaille essentiellement sur des bases ETA, c’est parce qu’il s’agit tout simplement des meilleurs mouvements qui existent à ce niveau de prix.” Avec un courage certain, Antoine Preziuso est un des seuls à s’en vanter, alors que tant d’autres font semblant d’avoir leur propre mouvement. “C’est une question de longévité et de respect envers mes clients,” explique-t-il. “Ces mouvements, mes clients pourront toujours les entretenir, les réparer s’il le fallait. Où que ce soit dans le monde. Et dans cent ans encore.”
A ses yeux, “l’Opération Power” est essentielle, afin de démontrer que non seulement il veut “aller de l’avant, conquérir des marchés, retrouver une rentabilité digne de ce nom.”
“Au fond,” avoue-t-il en souriant, “cette crise nous a fait du bien. Elle nous a fait redescendre sur terre, elle remet un peu l’église au milieu du village.”
Source: Europa Star Première Vol.13, No 2