Début octobre 2011, Vacheron Constantin annonçait un plan d’investissement de 100 millions de CHF courant jusqu’en 2020. Au menu, un bâtiment de 5 400m2 au Brassus, dans la Vallée de Joux, coût 30 millions; et une extension du siège genevois, conçu par le renommé architecte Bernard Tschumi et inauguré en 2004 seulement, qui se fera en deux étapes: une première tranche de 50% d’ici 2014-2015, puis une seconde étape d’à nouveau 50% à l’horizon 2020 – coût: 40 à 50 millions, les 20 à 30 millions restants étant consacrés à l’acquisition de machines et de moyens de production et à la formation. Avec ces nouvelles installations, Vacheron Constantin planifie en effet de passer à 1 300 collaborateurs, le double d’aujourd’hui – et vingt fois plus qu’il y a 30 ans, quand son actuel CEO, Juan-Carlos Torres (que tout le monde appelle Charly Torres), est entré dans la vénérable maison sise en l’Ile, au cœur de Genève. A terme, ce fort investissement permettra à la manufacture genevoise de passer des 17 000 à 18 000 montres produites cette année à un objectif de 27 000 à 30 000 montres. Charly Torres a donc une forte confiance dans l’avenir de Vacheron Constantin, et visiblement toute la confiance de ses actionnaires, le groupe Richemont, mais ne semble pas si confiant que ça dans l’avenir global de l’horlogerie helvétique, prédisant même un ralentissement du secteur en 2012. Une remarque faite à Bastien Büss, du Temps, a été reprise ensuite par l’agence Bloomberg sous le titre: “Not so confident for the future of watchmaking”. Alors, contradiction?
Juan-Carlos Torres
Charly Torres: C’est le propre des agences de synthétiser et donc de simplifier. Mais c’est vrai que si je suis plus que confiant pour Vacheron Constantin, j’ai des doutes pour l’ensemble de notre tissu industriel et artisanal. Je vais être un peu provocateur: la crise de 2008 n’a pas été assez rude pour secouer vraiment le confort ambiant. Très rapidement, c’est reparti comme s’il ne s’était rien passé. L’horlogerie n’avance, ne rebondit qu’en étant sous pression. Or, aujourd’hui, on se repose à nouveau sur des facilités.
Europa Star: Et quelles sont-elles, ces “facilités”?
CT: Oh, elles sont nombreuses: tout miser sur la Chine est peut-être la plus dangereuse des “facilités”. Aujourd’hui, nous pourrions écouler 100% de notre production en Chine, Hong Kong y compris, voire plus. Mais nous nous en gardons bien. Autres “facilités”: compter sur le retail traditionnel comme seul type de distribution envisageable; miser sur un avant-gardisme vide de contenu; oublier le produit dans la communication; faire fi d’un certain sens de la responsabilité, négliger la formation, etc...
ES: En vue du futur, dites-vous, il faut casser le confort ambiant, certes, mais comment?
CT: Prenez les querelles dérisoires autour d’un Swiss Made à 50% ou à 60%, par exemple. S’il était à 100%, alors là on serait obligé de réfléchir autrement. Là, on serait contraint de repenser aussi l’ensemble du tissu industriel de l’horlogerie, si on tenait vraiment à la garder en Suisse. En son temps, Swatch y est bien parvenu en produisant la Swatch, au coût de revient le plus bas possible mais à l’image la plus forte du moment. La Suisse a de nombreux atouts, une ingénierie d’avant-garde, une technologie de pointe dans tous les domaines, des artisans de haut-vol... Il faut se méfier des visions à court-terme, ne pas se lancer dans un tourisme de la production, migrant au fil des variations de la masse salariale. Dans un monde à la dérive, sans repères, la notion d’origine d’un produit rassure. Une marque de luxe doit marquer son territoire, très fortement.
ES: Parlons d’origine, précisément. Vous annoncez vouloir qualifier votre production Poinçon de Genève à 100% contre environ 70% aujourd’hui.
CT: C’est aussi une des raisons majeures de l’importance de l’investissement que nous avons annoncé. Certifier Poinçon de Genève l’intégralité de nos mouvements, dont la production augmentera parallèlement, implique certes des investissements en machines mais aussi et surtout en hommes. Car s’agissant là d’excellence, il faut avant tout pérenniser notre main d’œuvre, conserver plus vivants que jamais nos métiers. C’est aussi une organisation de la production en secteurs – réglage, décoration, assemblage, etc. Et pourquoi en secteurs? Parce que c’est l’essence des cabinotiers, dont Vacheron Constantin est issu, c’est l’émulation par métiers, le partage des savoir-faire, des secrets... Si nous industrialisons, c’est autour du geste humain que nous le faisons, nous industrialisons les processus qui permettent au geste humain de se déployer dans toute sa créativité. Qualité de l’environnement, souplesse et rapidité des flux, pertinence des contrôles de qualité sont des pièces maîtresses de l’ensemble Et, je tiens à le souligner, cet investissement est à 100% autofinancé. Mais il faut reconnaître que nous profitons pleinement de l’expertise du groupe, qui est très grande, et de certains services centralisés, comme par exemple une plateforme de distribution d’une qualité logistique incroyable. C’est un immense avantage.
PATRIMONY TRADITIONNELLE WORLD TIME, PATRIMONY CONTEMPORAINE SMALL MODEL
ES: Vous évoquez la distribution. Et vous nous avez dit qu’une des “facilités” actuelles serait de ne se reposer que sur un seul type de distribution. Qu’entendez-vous exactement par là?
CT: Je suis persuadé que pour s’épanouir, une marque doit travailler en étroite collaboration avec les détaillants et donc être très attentive à l’équilibre entre ses propres boutiques et le retail multi-marques. Nous avons grandi avec ces détaillants, nous devons partager le profit avec eux. C’est aussi une forme de respect. Cet équilibre varie d’un pays à l’autre et il faut chaque fois finement le balancer. Il est vrai que certains détaillants se sont aussi endormis dans leur confort, mais d’autres ont compris à temps qu’ils étaient de vrais partenaires de développement. Car, contrairement à ce qu’on entend parfois dire, les grands groupes, du moins un groupe comme le nôtre, ont une véritable politique de long terme. Preuve en est, l’annonce des 100 millions d’investissement était planifiée depuis 2006 déjà.
ES: Mais revenons à la distribution. Vous vous déclarez aujourd’hui en “suffocation”...
CT: Oui, non seulement parce que nous pourrions écouler plus de montres que nous en produisons, mais aussi parce que notre potentiel de croissance est très important : nombreux sont les marchés qui sont encore peu ou pas développés, comme le Moyen-Orient, par exemple. Mais en Europe aussi nous devons poursuivre notre implantation. L ’Allemagne est quasiment en situation de pénurie. Les USA sont un marché maintenant plus mature pour nous, mais il nous y reste beaucoup de travail à accomplir. Sans parler de vastes pays où nous ne sommes encore tout simplement pas, comme le Brésil et l’Inde où nous allons ouvrir nos propres filiales.
ES: Mais venons-en au produit. N’avez-vous pas l’impression que la rigueur horlogère et le classicisme de Vacheron Constantin jouent en votre faveur dans le contexte actuel. Et là, je repense à la Chine dont on a souvent dit le goût classique...
CT: Je ne sais pas si ce sont les Chinois qui ont un goût classique ou si ce sont les grandes marques classiques qui, s’étant installées les premières quand la Chine s’est ouverte et a décollé, ont formé le goût des Chinois. En tous les cas, on peut dire de Vacheron Constantin que nous avons été des trend-setters en Chine en y imposant, avec d’autres, un certain classicisme. Ensuite, c’est le reste du monde qui est revenu au classicisme. Et puis il y a la question d’antériorité, qui compte aussi pour beaucoup. A l’ouverture du marché chinois, nous avons vu des familles venir avec de vieilles Vacheron Constantin qu’elles avaient conservées comme des trésors cachés. Nous avons pu les restaurer; le buzz a été énorme. Vertus du classicisme!
QUAI DE L’ILE RETROGRADE ANNUAL CALENDAR, ATELIER CABINOTIERS PHILOSOPHIA, “MONTRE COLOMBES” UNIQUE PIECE
ES: Comment s’étagent vos collections?
CT: En ce qui concerne la collection courante, elle se départage en 3 axes principaux: la Malte de forme tonneau, qui aura 100 ans en 2012, la montre ronde Patrimony et la montre de forme coussin Quai de l’Ile. A ces trois axes formels, s’ajoutent la collection Métiers d’Art, qui exprime la quintessence de notre savoir-faire dans les arts appliqués à l’horlogerie, et l’Atelier Cabinotiers, qui ne produit que des montres sur mesure. Un succès incroyable puisque désormais cet atelier seul est constitué de 40 personnes. Un nouvel axe va apparaître à l’orée 2015, une famille de montres de forme rectangulaire. Mais il faut aussi ajouter deux lignes à géométrie variable: la ligne des garde-temps Dame et la montre sportive Overseas.
Enfin, nous poursuivons nos rééditions avec les Historiques en réintroduisant sur le marché des icônes qui en avaient disparu depuis longtemps. Mais tout ceci, et c’est là un point très important, en respectant un rythme de croissance parfaitement maîtrisé et totalement contrôlé. On dit “croissance” comme s’il s’agissait d’un mantra magique. Mais il y a croissance et croissance. En pleine forme depuis 1755, ce n’est pas maintenant que nous allons nous mettre à construire des châteaux sur du sable.
Source: Europa Star Première Vol.13, No 6