"Courir toujours plus vite, non pas pour atteindre un objectif, mais pour conserver le statu quo, pour rester au même endroit." Tout l’ouvrage du philosophe allemand Hartmut Rosa, Accélération, Une critique sociale du temps file ce paradoxe. Alors que le déroulement de la vie matérielle, économique, culturelle est toujours plus rapide, que nous avons conquis l’instantanéité de l’échange des informations et acquis la possibilité de se déplacer à des vitesses jusqu’alors infranchissables, on a l’impression que plus rien ne bouge! Qu’on fait du surplace. "Pour la première fois depuis 250 ans, les hommes du monde occidental d’aujourd’hui n’attendent plus une vie meilleure pour leurs enfants, mais craignent au contraire que leur situation ne soit plus difficile. Si nous voulons éviter que les choses se dégradent pour eux, il nous faut chaque année courir toujours plus vite, accroître nos efforts, innover toujours davantage", explique-t-il.
L’actuelle crise de la zone euro nous en donne la démonstration. L’action politique ne tend plus à créer une société meilleure, que plus personne ne promet à personne, mais à parer aux crises, à s’adapter au plus vite pour éviter le pire. Alors que nous ne cessons de gagner du temps, d’accélérer le flux de l’argent, le rythme de la production, l’échange des informations, le transit des marchandises et le déplacement des personnes, alors que nous gagnons tous les jours du temps sur le temps, nous avons l’impression d’avoir de moins en moins de temps, que ce soit au niveau personnel, social, économique ou politique. C’est cette logique ambivalente générée par l’accélération temporelle qu’Hartmut Rosa cherche à déchiffrer dans son important essai (sorti en Allemagne en 2005, il a été publié fin 2008 aux USA, sous le titre de High-Speed Society, et en 2010 en France).
Rupture de l’horizon
Hartmut Rosa ne s’interroge pas sur la nature elle-même du temps, laissant cette question aux penseurs qui, depuis l’aube de l’Histoire, divergent dans leurs réponses (citant au passage la plus fameuse d’entre elles, due à Saint Augustin: "Qu’est-ce donc que le temps? Si personne ne me le demande, je le sais; si on me le demande, je l’ignore."). Rosa cherche plus précisément à comprendre les effets, les conséquences politiques, éthiques, sociales et politiques de la rupture qui s’est produite entre la modernité dite “classique”, la modernité du “progrès”, ordonnée par un temps linéaire visant à des temps meilleurs (que ceux-ci soient capitalistes ou marxistes), et la “postmodernité” dans laquelle le temps n’est plus vu “comme un cours se dirigeant vers un but déterminé” mais comme un flux instantané coulant “vers une issue qui demeure incertaine.”
L’histoire de l’accélération est née avec la modernité, mais on peut distinguer deux grandes périodes ou deux séquences distinctes. Comme le montre la projection ci-dessus (Harvey, 1990), à partir de 1850 et de l’invention de la machine à vapeur, l’accélération du transport a singulièrement rétréci l’espace, voire l’a progressivement “anéanti”. Dans cette histoire de conquête progressive de l’espace-temps, la coordination universelle des horloges a joué un rôle régulateur central (aucun hasard si le temps moyen de Greenwich, ou GMT, fut adopté pour la première fois en 1847 par la compagnie ferroviaire Railway Clearing House, avant d’être étendu au monde entier).
Pour seul exemple de cette transformation radicale de l’espace, on peut simplement évoquer la perception que l’on en a selon qu’on se déplace à pied, dans un espace que nous pouvons toucher et sentir, ou en voiture sur une autoroute où l’espace parcouru n’est plus qu’une abstraction, une ligne de fuite que l’on traverse le plus vite possible. Pour le passager d’un avion, cette abstraction de l’espace est portée à son comble puisqu’il ne calculera plus son trajet spatial en kilomètres parcourus mais en heures écoulées. Mais du moins, l’automobiliste ou le passager de l’avion ont-ils un “horizon”, un but à atteindre. Ils sont toujours dans le temps linéaire.
Seconde accélération
Mais à partir de la fin des années 1980, on assiste à une nouvelle poussée d’accélération qui, toujours selon Rosa, "atteint un point critique où se produit un renversement du rapport de nos sociétés occidentales à elles-mêmes, tant sur un plan individuel que collectif". Cette seconde accélération, qui nous fait entrer dans le postmodernisme "s’est imposée à grande échelle vers 1989, avec la coïncidence de trois révolutions historiques: la révolution politique qu’a été l’effondrement du monde soviétique, la révolution numérique avec le développement d’Internet et la révolution économique, avec la flexibilité et le ’just in time’". Si l’on complétait aujourd’hui la projection de Harvey, notre planète ne deviendrait ainsi plus qu’un point infime, du moins pour tout ce qui concerne la transmission d’informations et les flux financiers qui s’effectuent désormais en temps réel. C’est cette seconde accélération que l’on nomme couramment “mondialisation”. Les répercussions sociales et culturelles de cette suppression de l’espace – ou de cette compression spatio-temporelle - sont innombrables car "la virtualisation et la numérisation de processus auparavant matériels (...) ont simultanément pour effet une accélération de la production, de la circulation et de la consommation." La machine ne peut que s’emballer. Le temps social linéaire réglé par les horloges est remplacé par un “temps atemporel” (timeless time), un écoulement incessant de flux déterritorialisés (flux des capitaux, des marchandises, des hommes, des idées mais aussi des maladies et des risques) surgissant simultanément de partout. Les événements ne s’ordonnent plus en séquences mais dans une simultanéité, “installant la société dans un éternel éphémère”.
Désynchronisations
Les conséquences de cette transformation fondamentale du rapport que nous entretenons avec notre espace-temps sont, on s’en doute, très importantes, que ce soit au niveau de l’individu ou à celui de notre organisation sociale, économique, politique et culturelle. Car, comme un bolide qui créerait des remous sur son passage, cette accélération de tous les paramètres – instantanéité temporelle et rétrécissement spatial – dont l’autre nom est mondialisation a eu pour effet nombre de désynchronisations voire, plus profondément encore a provoqué une rupture, “une rupture d’ordre existentiel”, comme le disent certains sociologues. "Il y a encore quelques années, on parlait d’une ’société à deux vitesses’. Désormais, une partie de la société a le sentiment qu’elle ne fait plus seulement du surplace mais fait véritablement marche arrière parce que l’autre fait marche avant", explique Alain Mergier, auteur avec Philippe Guibert d’un ouvrage nommé Le Descenseur social. Cette impression de rupture temporelle source de désynchronisations multiples est ressentie d’autant plus vivement que ces forces accélératrices semblent s’être emballées au point d’être devenues autonomes en s’affranchissant totalement du temps linéaire. L’accélération qu’elles imposent à l’évolution économique et technique entraîne ainsi une désynchronisation grandissante avec la politique démocratique. Car "les procédures de celle-ci exigent trop de temps" aux yeux de la postmodernité. Rendue incapable ni de freiner ni de réguler ni même d’accompagner ou d’infléchir cette accélération, la politique démocratique se voit toujours plus discréditée, renvoyée à son impuissance.
Ce sentiment d’impuissance du politique, couplé à l’accélération du changement affectant rythmes et styles de vie personnels, structures familiales, environnement professionnel, éducation, culture, est encore aggravé par l’accélération de la destruction de l’environnement. La modernité avançait avec l’idée de progrès grandissant à l’horizon; la postmodernité dans laquelle nous a fait entrer l’accélération subite de tous les paramètres semble être passée de l’autre côté de l’horizon. "Le mouvement ne vise plus un objectif, il est devenu un but en soi“, explique Hartmut Rosa, pour qui”un autre symptôme de cette situation, c’est qu’il nous est aujourd’hui bien plus facile de nous représenter la fin du monde – sous la forme d’une catastrophe nucléaire, virale ou écologique – que d’imaginer une alternative au système dominant de l’accélération."
Immobilité fulgurante
Aux yeux d’Hartmut Rosa, le paradoxe ultime de cette accélération est qu’elle débouche sur ce qu’il nomme, à la suite du sociologue français Paul Virilio, “la situation de l’immobilité fulgurante”. Pour décrire cette situation, il emprunte à Douglas Copland, un auteur de science fiction, l’image de la planète “Texlahoma”, "une planète sur laquelle le temps s’est arrêté, à jamais figé en l’an 1974 et qui s’est transformée en un unique et gigantesque centre commercial." On pourrait, pour illustrer cette même idée, évoquer une autre parabole, celle développée dans le célèbre film d’animation 3D Wall-E dans lequel les humains, dans l’attente que leur planète soit nettoyée par les robots, sont devenus obèses, se déplacent dans des fauteuils volants et passent leur temps à ne rien faire, en état “d’immobilité fulgurante”. Un autre nom pour la mort…
Quatre scénarios pour sortir de l’accélération
En conclusion de son ouvrage, Rosa envisage les différentes hypothèses de "sortie de l’accélération.“Contrairement à la fin optimiste de Wall-E, il est on ne peut plus pessimiste.”Comment l’histoire peut-elle continuer, et comment va se terminer l’histoire de l’accélération? Est-elle pourvue d’une sorte de ’point gravitationnel’ quasi ’naturel’ vers lequel elle progresse irrésistiblement, ou des formes d’équilibre alternatives entre le mouvement et la permanence sont-elles concevables?", se demande-t-il.
Et de passer en revue quatre scénarios de sortie de l’accélération.
Première hypothèse: "l’élaboration d’une nouvelle forme de contrôle et de stabilisation institutionnels du processus d’accélération qui permettrait d’atteindre un nouvel équilibre à un niveau de vitesse supérieur.“Pour y parvenir, il faudrait”remplacer les institutions et les arrangements sociaux, politiques et juridiques devenus trop lents de l’Etat social et national par des dispositifs plus dynamiques susceptibles de concilier, individuellement et politiquement le projet de la modernité (retrouver un horizon) avec les vitesses de la postmodernité." Mais Rosa ne croit guère en cette possibilité réformatrice, ne voyant pas de quelle manière elle pourrait être mise en oeuvre politiquement et doutant que "même si cette ’seconde modernité’ devait réussir (…) elle ne serait pas en mesure de résister longtemps aux nouvelles forces accélératrices" qui, immanquablement, se présenteraient.
Seconde hypothèse: “l’abandon définitif du projet de la modernité” donnant naissance à un nouveau genre de "(sub)politique ayant renoncé à toute ambition d’autonomie et de gouvernance (…) s’accompagnant de nouveaux modes de perception et d’assimilation de la vitesse, et de nouvelles formes de rapport à soi individuel et collectif qu’il est, par définition, impossible de prédire exactement aujourd’hui." Mais pour autant, les problèmes de désynchronisations évoqués plus haut n’auraient pas disparu et "la fin de l’histoire de l’accélération ne serait absolument pas en vue".
Troisième hypothèse, en tous points contraire à la précédente: un “freinage d’urgence”, soit la tentative "d’imposer une exigence organisatrice aux forces d’accélération en voie d’autonomisation“. Cette possibilité, qui chercherait à”redonner une mesure humaine, comme dans la modernité classique", exigerait une intervention politique déterminée pour imposer aux systèmes fonctionnels les plus rapides une resynchronisation forcée". Mais il juge aussitôt que cette vision est "profondément irréaliste, au vu des coûts économiques et sociaux imprévisibles que pourrait entraîner une telle resynchronisation (…) sans compter qu’on ne voit pas clairement quels pourraient être les vecteurs politiques et institutionnels de ce qui serait une sortie de l’histoire radicale et révolutionnaire, une révolution contre le progrès.“L’hypothèse la plus vraisemblable, à ses yeux, est donc celle, terriblement pessimiste, d’une”course effrénée à l’abîme aboutissant à cette immobilité fulgurante“déjà évoquée.”On peut supposer,“dit-il,”que la société moderne paiera finalement la perte de sa capacité à équilibrer les forces du mouvement et la permanence en provoquant des catastrophes nucléaires ou climatiques (pour rappel, ce livre a été écrit avant la catastrophe de Fukushima), en développant de nouvelles maladies se propageant à une vitesse fulgurante, en assistant à de nouvelles formes d’effondrement politique et à l’éruption d’une violence incontrôlable, qui peuvent surgir particulièrement là où les masses exclues des processus de croissance et d’accélération entrent en résistance contre la société de l’accélération.“Catastrophe finale ou révolution radicale,”dans les deux cas, on a affaire à une fin extrêmement inquiétante“, concède Rosa qui toutefois ajoute aussitôt que”c’est justement cette inquiétude qui pourrait inciter une théorie sociale contemporaine créative à imaginer une cinquième fin de l’histoire de l’accélération", dont nous ne connaissons pas les contours et qui sera certainement une tâche plus qu’ardue mais qu’il appelle de ses voeux. Et de rappeler ces mots du sociologue français Pierre Bourdieu: "il fallait connaître la loi de la gravitation pour construire des avions qui puissent justement la combattre efficacement." Et précisément du point de vue de la connaissance de la loi de l’accélération, le livre d’Hartmut Rosa est un outil indispensable pour mieux s’y confronter.
Source: Europa Star Première Vol.14, No 1