De retour d’un séjour à São Paulo, incroyable métropole de près de 20 millions d’habitants (en gros, trois fois la Suisse), on ne peut qu’être agité d’un sentiment tenace: inexorablement, historiquement, l’Europe est sur la pente déclinante.
La jeunesse du monde, sa pulsation, son dynamisme, sa vitesse, son audace sont ailleurs: au Brésil, en Asie, voire bientôt en Afrique. Aveuglés par notre ethnocentrisme, nous ne nous rendons pas encore compte que le monde est vraiment devenu multipolaire et que de nouveaux flux économiques et culturels dessinent une géographie inédite. Ainsi par exemple apprend-t-on à São Paulo qu’une nouvelle élite africaine choisit massivement d’aller compléter ses études universitaires non plus en Europe ou en Amérique, mais au Brésil. Un exemple parmi tant d’autres de nouveaux liens qui se tissent sans plus passer par un “Occident” en voie d’ossification. Ou plus précisément de “muséification”.
L’horlogerie en est un exemple tout à fait paradoxal. Essentiellement concentrée en Suisse, dynamique, inventive, toujours en plein essor, créatrice d’emplois (4000 nouveaux emplois au deuxième trimestre de cette année), l’horlogerie helvétique, tout sauf déclinante, semble à priori contredire les affirmations précédentes. Et pourtant! N’est-elle pas aussi emblématique d’une forme de repli sur un territoire riche mais fortement délimité, celui du “luxe”. Les objets qu’elle produit, toujours plus chers et plus précieux (entre 2001 et 2011, le prix moyen à l’exportation d’une montre suisse a presque doublé, passant de 367.- CHF à 650.- CHF) s’adressent à une clientèle toujours plus aisée. La spectaculaire augmentation du chiffre d’affaires à l’export (passant dans le même temps de 9,660 milliards de CHF en 2001 à plus de 19 milliards de CHF en 2011) a en fait été tirée non pas par un dynamisme interne à l’Europe mais par la spectaculaire croissance économique des pays dits (pour combien de temps encore) “émergents” qui a favorisé l’apparition d’une nouvelle classe très aisée, et d’une classe moyenne auparavant inexistante. Le monde s’est d’une certaine façon renversé – ou est en cours de renversement – et dans cette nouvelle géographie, l’Europe, avec ses villes splendides, ses magnifiques campagnes, son art de vivre, est en train de devenir un musée aux proportions continentales. Un musée-manufacture où perdurent des métiers d’art et des savoirs inédits et précieux. Mais qui ne procurerait au monde plus que des objets de plaisir, mis à la disposition des nouveaux commanditaires régnant à présent sur l’économie mondiale. Les sorts contrastés de l’horlogerie suisse, ayant pleinement réussi sa montée en gamme en revivifiant une technologie apparemment obsolète (la mécanique), et de l’horlogerie française, restée, contrairement à la mode française, confinée dans le moyen de gamme et ayant dès lors perdu l’essentiel de sa puissance économique, démontrent parfaitement que l’Europe, si elle veut s’en sortir, est désormais “contrainte” à ne produire plus que des objets de luxe. Le danger de cette position particulière est bel et bien celui de la muséification progressive. Le “musée” Europe est encore riche. Mais on sait que, faute d’entretien et d’ouverture à un public toujours plus large, les musées se couvrent de poussière et finissent délaissés.
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Source: Europa Star Première Vol.14, No 5