L’horlogerie est-elle un Art? Est-elle ce 12ème Art tel qu’il a été solennellement proclamé lors du dernier Grand Prix d’Horlogerie de Genève?
Tout dépend de la définition que l’on donne au mot “art”. Car celle-ci est changeante. Au Moyen Age, les 7 “arts libéraux” enseignés en faculté étaient la grammaire, la dialectique, la rhétorique, l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie et la musique... Parmi toutes ces disciplines, seule la musique reste de nos jours catégorisée comme “art”, ou disons plus exactement, comme un des beaux-arts, dont la définition est précisément de “créer du beau”.
L’horlogerie, sans conteste, crée “du beau”, mais est-elle pour autant un des beaux-arts?
Oui, si l’on s’en tient au seul résultat: créer du beau. Non, si l’on se penche sur les conditions dans lesquelles cet “art” s’exerce. Comme nous le rappelle Franco Cologni dans l’entretien qu’il a accordé à Europa Star, le principe même de l’art est la liberté du créateur. Un écrivain, un peintre, un plasticien, un musicien, un danseur sont en principe libres d’agir à leur guise, sans se soucier de rien d’autre que de leur propre expression. Mais aussitôt, il convient de nuancer cette appréciation. Non seulement cette liberté n’a-t-elle pas toujours été la règle (que l’on pense par exemple aux peintres du Moyen Age dont les sujets devaient obligatoirement être religieux) et encore aujourd’hui ne l’est pas partout, mais c’est aussi oublier que l’art, si vanté pour sa liberté, est lui aussi dépendant d’un marché, en l’occurrence du marché de l’art. Sa liberté est une liberté surveillée. Et si la reconnaissance du “marché” tarde à lui être accordée, l’artiste, dépourvu de tout spectateur, en sera réduit à créer dans l’ombre.
Sans même parler de l’architecte qui, pour créer, dépend strictement de la commande ou du cinéaste qui, avant même de créer, doit convaincre ses financiers.
En fait, la ligne de partage entre ce qui est Art et ce qui ne l’est pas (ou pas tout à fait) passe par l’usage qu’on fait ou qu’on fera du produit de la création. Un tableau, un poème ou une musique n’ont d’autre objet qu’eux-mêmes. Ils sont là pour être vus, ressentis, écoutés. Tandis qu’une montre, aussi belle soit-elle, aussi proche soit-elle d’un “objet d’art”, conserve une fonction pratique essentielle: dire l’heure. Si c’est parfois “presque” un objet d’art, il reste toutefois asservi à cette fonction, en vue de laquelle il a été conçu. Et c’est là toute la différence.
Toujours est-il que, par mille chemins, l’horlogerie cherche à se rapprocher du statut d’activité artistique. Que ce soit en employant toujours plus “d’artistes” – les fameux Métiers d’Art -, en s’éloignant de la seule fonction de la montre (voir par exemple les sculptures mécaniques de MB&F dans l’article ci-contre), en créant des Fondations et en se frottant à l’Art contemporain (à l’image de Cartier) ou en se rapprochant du marché de l’art grâce à de grandes et spectaculaires ventes aux enchères qui cherchent à établir de véritables “cotes” comme elles existent pour les artistes. A ce propos, la récente vente par Sotheby’s de la Space Traveller’s Watch de Georges Daniels, qui a doublé ses estimations les plus hautes pour atteindre la somme record de plus de 2 millions de CHF, donne-t-elle à l’horloger anglais le statut d’“artiste”? C’est à dire quand la valeur d’un objet est découplée de son usage.
Source: Europa Star Première Vol.14, No 6
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