Art ou design? Art ou artisanat? Qu’est-ce qui différencie une oeuvre d’art d’un objet de design? Où est la frontière? Ces questions, nous sommes allés les poser à Max Büsser, le créateur de MB&F, dans un lieu qui cherche précisément à brouiller ces frontières, la M.A.D’Gallery.
MAD pour Mechanical Art Devices et Gallery car c’est la première boutique ouverte, à Genève, par MB&F. On y vend donc les fameuses Horological Machines et Legacy Machines de la marque, mais on y expose aussi des photographes et de très singulières oeuvres mécaniques en provenance du monde entier. A l’image de ces extraordinaires motos créées par le Japonais Chicara Nagata.
Alors, art ou design?
"L’art est dans une dimension égoïste, nous affirme Max Büsser, tandis que le design est dans une dimension altruiste. En d’autres termes, idéalement un artiste ne doit pas penser à plaire mais uniquement à exprimer ce qu’il a en lui. Un designer, au contraire, doit penser à l’autre, à l’usage que l’autre fera de sa création. Au début de l’horlogerie, la part artistique était importante, en termes de décor, d’invention formelle. Puis est venue l’industrialisation et la montre est devenue un objet de masse. Mais depuis les années 70 et l’apparition du quartz le mouvement mécanique est devenu techniquement obsolète. On peut donc affirmer qu’à partir de ce moment, la montre mécanique ne devrait plus être qu’un objet d’art, singulier ou édité en multiple, comme le font les artistes. Mais hélas, il n’y a pas assez de véritables égoïstes dans l’horlogerie, c’est à dire de gens qui pensent non pas en termes de marché mais avant tout à eux, à leur propre création, sans véritable souci de plaire ou de déplaire. Tous les ’designers’ présentés dans cette galerie ont en commun cette démarche ’égoïste’. Ce sont donc des artistes.“MB&F se range-t-elle dans cette catégorie?”Dès nos premiers pas, poursuit Max Büsser, nous avons cherché à créer de façon “égoïste”. Notre démarche n’est en rien le résultat d’une quelconque étude de marché mais le fruit d’une recherche beaucoup plus personnelle et plus intime. Quand, par exemple, nous avons sorti la très extrême HM4 Thunderbolt, nous nous sommes demandés qui allait bien pouvoir acheter ça? Et si elle a marché bien au-delà de nos attentes, ce n’est aucunement par calcul mais parce qu’apparemment elle a ’parlé’ d’elle même, elle a ’rencontré’ la sensibilité de nombreuses personnes. Comme peut le faire une oeuvre d’art."
La nouvelle machine “égoïste”
Cette absence de calcul, on la retrouve dans le processus de création de la nouvelle “machine” de MB&F, la HM5, qui fait cohabiter deux mondes distincts. “Revenons aux années 70, reprend Max Büsser. A cette époque, si on avait posé la question: que porterons-nous en 2012?, personne n’aurait prédit le néo-classicisme mécanique en vogue aujourd’hui. On était sûr alors qu’on vivrait sur la Lune et qu’au poignet on porterait des machines électroniques aux formes ayant définitivement rompu avec les canons horlogers traditionnels. Comme j’ai toujours été fasciné par les lignes futuristes inventées à cette époque, qu’on retrouve par exemple dans des voitures comme la Lotus Esprit dessinée par Giugiaro, la Lamborghini Miura ou encore la Lancia Stratos dessinée par Bertone, je suis allé voir du côté des designs de montre les plus novateurs de l’époque. On constate alors que des marques comme Girard-Perregaux, Bulova ou encore Mido avaient conçu des montres de pilote au boîtier caréné et à écran de lecture incliné et disposé en retrait pour faciliter la lecture de l’heure en pleine lumière. Parmi ces marques, Amida, qui a ensuite rapidement disparu, avait créé la Digitrend, une montre totalement hybride, dont le mouvement mécanique simple (un Roskopf) animait de faux LED en plastique!. La HM5 ’On the Road Again’ s’en inspire directement.”
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Comme surgie directement de ces années 1970, la HM5 ’On the road again’ reprend tous les codes des supercars de l’époque: lignes anguleuses, volets arrière, pots d’échappement surbaissés... Mais ces caractéristiques ne sont pas seulement un clin d’oeil du designer (Eric Giroud): elles ont une fonction. Ainsi ces volets peuvent se soulever grâce à un poussoir coulissant disposé sur le côté du boîtier. Ils laissent ainsi pénétrer la lumière à l’intérieur de la boîte, lumière qui vient charger les chiffres Superluminova disposés sur deux disques posés à plat sous les volets. Mais ces chiffres s’affichent pourtant verticalement dans la fente – le “tableau de bord” - du boîtier taillé dans du zirconium. Pour y parvenir, un sophistiqué verre optique de haute précision a été spécialement développé sous la forme d’un prisme réfléchissant en saphir qui infléchit la lumière à 90° et grossit les chiffres de 20%. De même, les deux petits pots d’échappement ont pour fonction d’évacuer l’eau qui pourrait rentrer par les volets entrouverts. Car sous cette carrosserie se découvre une seconde boîte, sorte de complexe carter en acier, qui assure la parfaite étanchéité du mouvement. Développé sur une base Sowind (GP) par les constructeurs Jean-François Mojon et Vincent Boucard de Chronode, ce mouvement automatique est doté d’heures sautantes bidirectionnelles (donc réglables dans les deux sens) et de minutes. On peut le découvrir à travers un fond saphir.
Alors, montre “égoïste” ou montre “altruiste”? Montre d’artiste ou montre de “designer”? Le tout récent Prix du Public du Grand Prix d’Horlogerie de Genève, qui est allé à la Legacy Machine 1 de MB&F montre que le public sait parfois accorder tous ses suffrages à un “objet d’art” conçu “égoïstement” par de grands enfants nourris aux superhéros ou à Jules Verne.
Source: Europa Star Première Vol.14, No 6
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