Pour l’heureux Chinois propriétaire d’une montre «Swiss Made», le rêve vire facilement au cauchemar lorsqu’il fait appel au service après-vente. Un scandale étouffé par les marques, ou presque…
Jean-Luc Adam, responsable du bureau d’Europa Star à Shanghai rapporte ici ses propres expériences et celles de consommateurs chinois confrontés aux méandres des services après-vente horlogers dans ce pays. Le but de cet article n’étant pas d’épingler telle ou telle marque ou tel ou tel groupe mais de pointer un manquement, voire un dysfonctionnement très largement partagés, les noms ont volontairement été occultés. Mais nous n’en doutons pas: les intéressés sauront se reconnaître.
Aujourd’hui, en Occident, le client est roi. Mais son accession au trône fut une bataille de plusieurs générations. Elle est passée d’abord par les lois de protection du consommateur (plus de garanties), puis par une concurrence entre les fabricants (plus de prestations) et enfin, par la saturation des marchés (plus de fidélisation à la marque). Le service après-vente, l’entretien et désormais même le recyclage sont toujours plus intégrés au produit, et l’industrie aborde le client tel un partenaire à respecter. En Chine, ce processus n’a pas eu lieu car l’accès à la consommation de masse s’est faite non seulement dans un autre contexte politique, mais aussi très récemment et trop brutalement. En trois décennies, le «nongmin»[paysan] a quitté ses terres pour devenir le citadin d’une ambitieuse métropole, assis au volant de sa «Baoma» [BMW] avec une «Oumijia» [Omega] au poignet. Fin 2012, la Chine compte 2,7 millions de millionnaires et une classe moyenne consommatrice de 700 millions d’individus! Vite, on comprend que la demande surpasse largement l’offre, inversant dès le départ les rapports entre le vendeur et l’acheteur. Voilà pourquoi le service après-vente prend le client de si haut.
Expérience personnelle
Avant de donner la parole aux Chinois, je tiens à livrer ma propre expérience car elle représente une vision occidentale du problème. Après quatre ans en Chine, je me suis confronté plusieurs fois aux services après-vente de grandes marques concernant divers objets de consommation courante. Première surprise, inutile de vous rendre dans les points de vente de la marque en question, le service après-vente est toujours regroupé dans un «customer care center», généralement un par ville. Il s’agit d’une grande salle où l’on attend une éternité avant que votre numéro soit appelé! Comme la garantie contractuelle minimale et usuelle de 6 mois est habituellement échue, on doit payer la réparation. Pourtant, j’ai toujours été positivement surpris par les devis et les délais de réparation. Normal, les pièces et la main d’œuvre sont chinoises. J’ai par exemple payé 30 francs à peine le remplacement de l’écran 13 pouces de mon notebook!
Dans le secteur de l’électronique de loisirs, le personnel est plutôt compétent car on y répare des ordinateurs, TV et Smartphones par millions. Dans l’automobile, le niveau se dégrade à cause de la complexité du produit et d’un personnel assez mal formé. Pourtant, les constructeurs nationaux et internationaux se sont donné les moyens grâce à des processus d’entretien et de réparation assistés par ordinateur. Et comme les voitures sont produites localement, les pièces détachées sont rapidement disponibles.
L’horlogerie suisse, l’exception
Selon la Fédération Horlogère suisse, de 2005 à 2011, les exportations ont bondi de 57% à un chiffre d’affaires de 19,3 milliards de francs. Un succès que l’on doit beaucoup à la clientèle chinoise (qui achète aussi énormément à Hong Kong). L’horlogerie suisse est l’exception industrielle: elle ne manufacture pas en Chine. De plus, à un certain niveau, le produit tient davantage de l’art que de la micromécanique. Enfin, la lointaine Suisse qui veut tout maîtriser elle-même, est déjà débordée de travail. Tout cela pèse sur le service après-vente chinois des marques de tous les segments.
Commençons par le moyen de gamme avec ma fidèle montre bien helvétique dont le bracelet cuir s’est déchiré! Surpris, je découvre sur le net que le problème est récurrent sur ce modèle, les acheteurs déplorant la médiocre qualité du cuir. J’imprime ces «preuves», ajoute le certificat de garantie internationale et me rends dans le quartier de Xiujiahui, à Shanghai, où se trouve le seul «costumer care center» de la marque. Surprise, c’est ici que l’on accueille en vrac les clients des nombreuses marques du groupe, allant de l’entrée de gamme aux sophistications de la Haute Horlogerie. «Imaginez le scandale si le groupe VW recevait les clients de Bugatti et Bentley dans les mêmes ateliers que ceux de Skoda et Seat!», dit mon voisin, visiblement vexé avec sa belle automatique. «921», c’est mon tour! En face de moi, derrière une vitre, Tina Wang me reçoit froidement: «Non, ça il faut payer!», me dit-elle sans même entendre mes arguments. En agitant ma carte de garantie, elle me dit tout de go: «Vous l’avez achetée à Hong Kong, alors de toute façon…». Je n’en crois pas mes oreilles et tente de lui expliquer que ce n’est pas une façon de traiter la clientèle, mais Madame Tang m’envoie littéralement balader en ordonnant au garde de me raccompagner à la sortie... Voilà ma première expérience en 2011!
Retour sur les lieux du crime
Pour ce reportage, et non sans appréhension, je suis retourné au même « Customer Care Service » du même groupe, sortant pour l’occasion du tiroir une montre quartz neuve mais à l’arrêt. C’est le parfait spécimen pour vérifier un point de discorde très fréquent semble-t-il entre propriétaires de montres et services après-vente: à la réception, le personnel ne détaillerait pas scrupuleusement l’état de la montre, comme le lui suggèrent pourtant les schémas de la fiche d’atelier, mais indiquerait partout et systématiquement «rayée», se dégageant ainsi de toute responsabilité. Bonne surprise, la salle d’attente a été entièrement rénovée et agrandie, les bancs en plastique et l’ambiance austère sont remplacés par des sofas design et une décoration cosy. «1049», c’est mon numéro! Ouf, la revêche Mme Tang a disparu avec le mobilier, remplacée par une rangée de jeunes filles souriantes. Et effectivement, l’anonyme employée indique «rayée» sur toutes les cases de la fiche d’atelier (cf. photo). Leur diagnostic est sans appel: «C’est la pile», vendue au prix raisonnable de 30 yuans (env. CHF 4,50). Il faudra encore patienter une demi-heure pour récupérer la montre, délai acceptable. Entre-temps, la salle se remplit et les délais s’allongent. Derrière le comptoir, une vitre teintée bleu laisse apercevoir l’atelier de réparation; les rhabilleurs sont visiblement tous chinois. Bilan, le groupe a visiblement amélioré le service, mais accueille toujours indifféremment les clients de montres dont les prix et la complexité n’ont rien à voir entre eux.
Rassurer pour assurer la vente
Nombreux sont ceux, marques et groupes qui, sur leur site, affirment avoir des dizaines de «Customer service» sur le territoire chinois. Mais la plupart du temps ces points correspondent aux boutiques mono-marques capables d’effectuer de petits travaux. En réalité, les principaux groupes ne possèdent que trois véritables centres de réparation dans la vaste Chine, respectivement à Pékin, Shanghai et Canton. Tant pis pour les 218 autres villes chinoises de plus d’1 million d’habitants! Et encore, tous les centres n’ont pas le même niveau de compétence. Selon un fan de notre page Weibo, un centre de Pékin était incapable de résoudre un problème d’affichage de réserve de marche de sa dispendieuse et robuste automatique qui dut être envoyée au centre de Shanghai, avec deux mois de délai supplémentaire.
En réalité, les centres de réparation des grands groupes sont des coopérations sino-helvétiques. Mais le mariage helvético-chinois n’est pas forcé puisque Rolex (et Tudor) gère directement son service après-vente, tout comme Patek Philippe.
Pour ta X, va chez Y!
Autres exemples, les mésaventures de deux clients de deux prestigieuses marques. Le 14 juillet 2012, Monsieur Tiange Li achète pour 287 100 yuans, soit 43 000 francs suisses, une prestigieuse montre classique dans une boutique de la ville de Qingdao, puis retourne chez lui dans le nord, à Harbin. A peine 12 jours après, il appelle la boutique car une barrette du bracelet en or sort constamment: un «petit» problème qui peut avoir de graves conséquences… Etrangement, la boutique de Qingdao ne l’informera jamais que la marque possède également une boutique à Harbin. Pire, on lui conseille de la faire réparer chez… Y, une marque concurrente qui a boutique à Harbin! Monsieur Li ne comprenant pas ce que la marque Y a affaire avec X refuse. On lui suggère alors de l’envoyer par courrier à Qingdao, mais vu le prix de l’objet, Monsieur Li ne prend pas le risque. En sortant le certificat de garantie de la montre, il découvre que la date d’achat a été griffonnée. «Ah, c’est notre collaboratrice, elle aime faire des dessins», s’entend-t-il répondre au téléphone! Désemparé et envahi de doutes sur les qualités et la provenance de sa montre – était-elle vraiment neuve? – Monsieur Li a perdu toute confiance dans le réseau chinois et souhaite désormais éclaircir le problème directement avec la manufacture suisse. Y parviendra-t-il?
Une autre histoire impliquant une belle montre en or de plus de 20’000.- CHF a généré 214 pages de commentaires sur le forum du fameux site chinois www.iwatch365.com avant que la marque ne réagisse et s’engage à aider son propriétaire, mais à la condition expresse qu’il cesse définitivement de parler de cette affaire. Donc «Monsieur X» constate un jour, à midi pile, que les aiguilles de sa montre ne se superposent pas exactement, la grande étant décalée de 4 minutes! A la boutique mono marque de Shanghai, les professionnels lui expliquent que «C’est normal sur les montres mécaniques!», réponse irrecevable pour cet aficionado de la marque qui fait envoyer sa montre au Service Center. Plusieurs jours après, sans nouvelles, il décide d’appeler le centre qui lui répond que la montre a été renvoyée à la boutique, accompagnée de la facture. Facture? Pour Monsieur X, pas question de payer un sou pour un tel problème, a fortiori sur une montre encore sous garantie. Mais la montre n’a visiblement subi aucune réparation puisque le décalage des aiguilles est toujours là! «La montre ne souffre d’aucun problème», résume le rapport d’atelier et, contactée, la direction générale de la marque refuse d’entrer en matière. Pour Monsieur X, le choc est sévère et la désillusion, profonde. Il ne s’explique pas pourquoi on refuse de réparer un problème qui saute aux yeux? Lâché par la marque, il se décide alors d’écrire son histoire sur un forum spécialisé et découvre au fil des pages qu’il n’est pas le seul à être traité de la sorte. Après plus de 2000 commentaires, les responsables de la marque prennent enfin conscience de l’ampleur de l’affaire et acceptent de rembourser Monsieur X à condition qu’il s’engage, par écrit, à rester muet sur le sujet.
Source: Europa Star Première Vol.14, No 6
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