Née à Genève en 1755, donc bien avant l’industrialisation, dans une ville alors connue pour l’excellence de son artisanat précieux et joaillier, Vacheron Constantin a pour ainsi dire les Métiers d’Art rivés au cœur de son patrimoine génétique. Un patrimoine que la grande crise du quartz de la fin des années 80 a menacé mais qui a été revitalisé dès l992 avec le lancement de collections dédiées à la promotion de l’artisanat d’excellence. Se cantonnant au début aux métiers traditionnels de l’émail et de la gravure, ces collections dédiées sont ensuite devenues des collections thématiques ouvrant sur un dialogue plus direct avec le monde des arts. “Dialoguer” entre art et artisanat, art et horlogerie, le mot est lâché. Pour en savoir plus, Europa Star a rencontré Julien Marchenoir, qui pilote le marketing, la communication, la stratégie produit et le patrimoine de la Manufacture genevoise.
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Fécondations mutuelles
Un des meilleurs et des plus féconds résultats de ce dialogue entre art et horlogerie est sans conteste la collection Les Masques, introduite en 2008. Trop souvent, l’horlogerie croit faire de l’art en ne faisant que reproduire sur son cadran une oeuvre d’art préexistante. Ici, la démarche va beaucoup plus loin car elle ne touche pas seulement à l’aspect décoratif mais a nécessité une réflexion autant technique qu’esthétique.
“On parle souvent du cadran comme du visage de la montre”, explique Julien Marchenoir, “et nous avons donc voulu dans un premier temps faire littéralement appel à des”visages“qui soient des œuvres d’art. Mais nous avons alors découvert l’exposition L’ Homme et ses Masques, organisée par le Musée Barbier-Müller qui, à Genève, se consacre aux arts dits”premiers“, à l’art tribal. Frappés par la beauté et la puissance de ces masques représentant autant de civilisations, nous avons décidé d’engager un véritable dialogue entre cet art issu des peuples dits”premiers“et l’artisanat tel que nous le pratiquons. Nous cherchions à dépasser la seule reproduction et à créer d’authentiques objets d’art puisant à différentes sources et les mélangeant. Les masques retenus (12 masques en tout, répartis sur trois ans en trois collections de 4 masques – Asie, Amériques, Afrique, Océanie - édités chacun à 12 exemplaires) ont été minutieusement et somptueusement reproduits en trois dimensions, à l’identique, y compris leurs craquelures, leur patine, et en utilisant des matériaux nobles. Ils ont pris place au centre du cadran. Et pour libérer ce centre, nous avons supprimé toute aiguille et disposé les indications horaires dans des guichets excentrés, innovant du coup en termes de mouvement mécanique. De plus, nous avons reproduit sur le cadran en glace saphir, des textes de l’écrivain Michel Butor, tirés de son ouvrage La Voix des Masques. Horlogerie mécanique, artisanat d’art, art tribal et littérature se conjuguent ainsi pour créer un objet unique, totalement original et dont le but est aussi de procurer l’émotion artistique la plus intense qui soit.”
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Qualité et profondeur d’émotion
L’émotion suscitée, ou plus exactement la qualité de cette émotion (car le mot lui-même, galvaudé, est utilisé à toutes les sauces par le marketing) est sans doute un des signes les plus évidents qu’une œuvre d’artisanat peut parvenir au rang d’œuvre d’art. A cet égard, l’aventure vécue par l’émailleuse Anita Porchet est particulièrement significative de la profondeur que peut atteindre ce dialogue. “Nous sommes mécènes de l’Opéra de Paris depuis 2007”, raconte Julien Marchenoir, “et nous voulions relever un défi: restituer en peinture miniature, sur un minuscule cadran de quelques cm2, les 200 m2 du plafond de l’Opéra et ses 180 personnages peints par Marc Chagall. Le plafond a été minutieusement étudié pendant un mois et demi puis Anita Porchet s’est mise au travail, pendant plus de deux mois, 7 jours sur 7. L’émailleuse a étudié la peinture de Chagall de si près qu’elle a pour ainsi dire percé l’intimité du peintre. Elle a cherché à retrouver jusqu’à la vibration particulière de son trait, allant même jusqu’à y découvrir une forme d’inquiétude, transmise directement par le pinceau de l’artiste. Cette compréhension intime et profonde de l’œuvre se ressent dans la pièce qui dégage à son tour une émotion d’ordre véritablement artistique.” Et ici aussi, le travail sur le boîtier vient magnifier la peinture du cadran en reproduisant en gravure miniature les douze nymphes différentes qui entourent le plafond, et qui viennent servir d’index.
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Dialogues culturels
Une autre collection, La Symbolique des Laques, lancée en 2010, démontre quant à elle la fécondité d’un dialogue qui se tisse entre cultures différentes mais qu’unit une recherche commune de l’excellence artisanale. Entre Suisse et Japon, entre art horloger et art de la laque, cette collection démontre une belle cohérence, condition nécessaire pour parvenir au statut d’œuvre d’art.
Utilisant la technique de laque sans doute la plus sophistiquée au monde, l’ancestrale Maki-e, collaborant pour ce faire avec la maison Zohiko, créée il y a 350 ans, Vacheron Constantin a cherché à instaurer un dialogue étroit avec la culture japonaise traditionnelle. C’est ainsi que, fidèle à la dualité que l’on retrouve dans les objets culturels japonais, l’endroit et l’envers de la montre ont tous deux été travaillés à la laque, associant ainsi paires de végétaux et d’animaux – le Pin et la Grue, le Bambou et le Moineau, le Prunier et le Rossignol, par exemple – qui, combinés, expriment le “message complet” transmis par le double motif symbolique. De même, le mouvement, qui occupe la partie centrale du cadran, a été traité ruthénium, de façon “zen”, insiste Julien Marchenoir, “afin de ne pas interférer avec le motif décoratif”.
Au niveau de ces échanges culturels, on peut aussi évoquer la récente collection Les Univers Infinis qui met à l’honneur le guillochage d’art en s’inspirant de motifs créés par le célèbre dessinateur hollandais Maurits Cornelis Escher. On connaît la technique décorative géométrique du guillochage. Mais on sait moins que certains grands guillocheurs parviennent, en entrecroisant leurs gravures, à créer des motifs figuratifs. Grâce cette technique artisanale rare, maîtrisée en interne, Vacheron Constantin s’inspire directement des travaux du maître hollandais, génie du trompe l’oeil, des jeux de perspectives, des illusions visuelles, pour donner au guillochage, à la gravure, à l’émail voire au sertissage, une dimension jusqu’alors inconnue. Est-ce que ça s’appelle de l’art? Tout est dans le regard que l’on pose sur une telle pièce. Mais sans aucun doute, les frontières – artificielles, bien souvent – entre art, dans le sens du “faire”, et artisanat, s’estompent ici et finissent pas se confondre.
Source: Europa Star Première Vol.14, No 6
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