En 2012, Patek Philippe a lancé une vaste campagne publicitaire axée non pas sur un quelconque nouveau produit, mais sur la notion de service. A cette occasion, un site internet dédié à cette thématique a été mis en ligne, riche d’explications, de films, de données pratiques (http://patek-institutional.com).
Pourquoi une telle offensive? Pour en savoir plus, Europa Star a rencontré Laurent Cantin, responsable du Service Client de la manufacture familiale. Horloger complet de formation, Laurent Cantin “fait du service après-vente depuis 23 ans”, comme il le dit, mais n’est arrivé chez Patek Philippe qu’en 2006.
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Europa Star: Votre première action, tout à fait emblématique, a été précisément de renommer “Service Client”, ce qui autrefois s’appelait, comme partout ailleurs, “Service après-vente”. Que recouvre cette différence sémantique?
Laurent Cantin: Il me semblait important de bien marquer la différence entre la notion courante de ’réparateur’ durant la période de garantie de la montre et la dimension beaucoup plus large que nous donnons à la notion de service: une dimension véritablement patrimoniale. Je pense que nous sommes ainsi les seuls à offrir la possibilité de réparer ou de restaurer absolument toutes les montres produites par Patek Philippe au cours de ses 174 ans d’existence. Pour nous, le Service est un axe stratégique de développement. Ça va bien au-delà du simple message, c’est une vraie volonté, une philosophie en action qui vise à concrétiser ce que nous ne cessons de répéter: une montre Patek Philippe est une valeur qui se transmet de génération en génération.
ES: Vous ne vous contentez donc pas d’attendre que des montres vous soient envoyées pour réparation...
LC: Non, en amont, notre service est impliqué dans toutes les phases de développement et de production d’une montre. Nous intervenons dès le départ, collaborons avec les développeurs, le bureau des méthodes, le bureau technique. Dans toutes ces équipes de développement, il y a un représentant du Service Client. De par notre position, nous avons un très important retour d’expérience et nous sommes ainsi très actifs dans la remontée qualité qui nous provient directement du terrain. Par ailleurs, en aval, nous menons aussi d’importantes actions en direction de nos clients. Aujourd’hui, au quotidien, une problématique centrale est celle de l’éducation du client. En dehors des amateurs éclairés, possédant une vraie culture horlogère, de nombreux clients ne sont pas véritablement conscients de ce qu’est une montre et un mouvement mécanique de la qualité de ce que nous produisons. Il arrive ainsi souvent qu’on nous demande tout simplement de remplacer une montre qui, a priori, ne semble plus fonctionner. Parfois, c’est simplement parce que la personne reste alitée avec sa montre automatique et ne comprend pas pourquoi elle ne marche pas... (rires)
ES: L’éducation du client est donc un sujet primordial...
LC: J’utilise souvent l’exemple comparatif de l’automobile. Tout un chacun comprend parfaitement que sa voiture a besoin d’un service complet tous les 15’000 kilomètres, soit en moyenne une fois par année. Les mêmes personnes ne comprennent souvent pas qu’une montre, dont le “moteur” tourne pourtant 24h sur 24h, nécessite elle aussi un service régulier, une fois tous les 3 à 5 ans. Que, par exemple, elle aussi a besoin d’huile. C’est aussi bête que ça. Mais faire comprendre et accepter cette notion de base est déjà une tâche considérable. Environ un client sur trois n’a pas encore compris cette nécessité.
ES: Mais on entend souvent des récriminations quant aux coûts et aux délais du service après-vente horloger, en général.
LC: La particularité de Patek Philippe est que le Service Client n’est absolument pas considéré comme étant un ’profit center’. Et d’ailleurs, aujourd’hui, nous perdons de l’argent. Mais la notion de service passe avant tout, quel qu’en soit le prix. Un processus de service et de réparation pour un mouvement mécanique simple demande chez nous au moins 5 à 6 heures d’opérations horlogères pures, soit environ CHF 660.-. Et dans ce total, nous ne comptons pas et ne facturons pas le polissage, le nettoyage, l’emboîtage, les contrôles, l’administration, la logistique... Quant aux délais, il faut compter de 4 semaines, pour les pièces encore sous garantie, à environ 8 semaines. C’est long, me direz-vous, mais rien que le processus de contrôle par lequel toutes les pièces réparées passent, est identique au contrôle des pièces en production et prend 15 jours.
ES: A ce propos, quel est le taux de retour des pièces sous garantie?
LC: Faible: en moyenne de 2.7% à 2,8%. Dans lequel il faut compter toutes les pièces qui ont été mal manipulées. Le poste de chef du Service Client conviendrait parfaitement à un romancier: certaines histoires qu’on nous raconte sont invraisemblables.
ES: Concrètement, comment est organisé ce Service Client, ici à Genève et sur les marchés?
LC: Pour parler chiffres, nous avons 58 centres homologués dans 36 pays et sur tous les continents. Cela représente 250 personnes, y compris les 97 personnes qui travaillent à Genève et qui représentent absolument tous les métiers horlogers. En 2012, nous avons ainsi effectué 63’000 réparations et services, en augmentation de 7% à 8% par an. Pour autant, nous n’avons pas la volonté d’étendre outre mesure ce réseau car nous devons le contrôler strictement, les compétences et les prestations devant être absolument équivalentes partout. Et vous connaissez aussi la difficulté à trouver, dans certaines parties du monde, des horlogers véritablement qualifiés. Entre parenthèses, nous ouvrons d’ailleurs un nouveau centre de formation en Chine.
ES: Mais comment un centre de service peut-il être homologué, quels sont les critères?
LC: Si un centre ou un horloger indépendant souhaite être homologué par nous, il devra répondre à des critères très précis, non seulement en termes de compétences horlogères, mais aussi en termes d’environnement de travail (lumière, couleurs, pas de moquette au sol), d’équipement technique, de ressources humaines, de logistique. Il devra aussi acheter un stock minimum de composants. Ce processus passe par différentes phases de validation. Un audit est réalisé sur place par nos soins, un rapport est établi, certaines recommandations sont formulées, puis une phase active de formation est engagée, ici à Genève, d’une durée minimale de 4 semaines et que nous prenons entièrement à charge. Tout au long du processus, celui-ci peut être annulé n’importe quand, car l’idée est de parvenir à établir les bases d’un véritable partenariat.
ES: Et qui sont majoritairement les candidats à ce partenariat?
LC: Ce sont soit des filiales ou des distributeurs officiels, soit des détaillants agréés qui veulent offrir un bon service et pour qui il s’agit d’un investissement envers leur clientèle et pas d’une source de profits supplémentaires. Par ailleurs, il peut y avoir aussi des centres de services indépendants et multimarques, qui vont bénéficier de l’image de notre marque. Mais ils doivent pouvoir effectuer un minimum de 50 à 60 réparations par an pour s’en sortir.
ES: Mais pratiquent-ils tous le même prix, tel que vous l’avez expliqué auparavant?
LC: Comme vous le savez, nous n’avons pas le droit, légalement, d’imposer des prix. Nous avons une politique de prix recommandés valables partout, prix qui ne sont pas calés sur le coût de la vie car ils seraient dès lors très différents d’un pays à l’autre pour la même intervention. Mais en cas de prix abusifs, nous le signalons et intervenons.
ES: Mais j’imagine que tous ces centres ne sont pas habilités à intervenir sur toutes les pièces de votre collection, notamment les grandes complications?
LC: Nous travaillons par niveaux de produits. S’il s’agit de changer un bracelet, faire une mise à l’heure voire remplacer une pile sur nos quelques mouvements quartz, les points de vente peuvent s’en charger. Au niveau 2, on trouve les mouvements mécaniques de base, niveau 3, les quantièmes annuels, phases de lune, etc... Puis au niveau 4, on trouve les chronographes, jusqu’aux quantièmes perpétuels. Mais tout ce qui est de la haute horlogerie est traité exclusivement à Genève. Parvenir aux niveaux élevés représente un investissement et exige une grande expérience et une pratique régulière. Par ailleurs, les nouveaux produits sont systématiquement traités à Genève. La première année, ils retournent tous à la production, la seconde, ils sont traités par le Service Client de Genève puis l’autorisation est donnée aux centres extérieurs dès la troisième année. Tout ceci concerne les montre dites contemporaines, de 1973 à nos jours. Toutes les montres datant d’avant sont envoyées à Genève, à notre centre de restauration. Et là, nous sommes en mesure de tout réparer, de tout restaurer, de refaire les composants dont il n’existerait plus d’ébauche même dans nos stocks historiques. Mais à l’international, nous nous orientons aujourd’hui vers la mise en place progressive de centres de compétence, dédiés à un type de produits spécifiques et desservant un groupe de pays.
ES: La Suisse est attaquée par la Communauté Européenne à propos de la mise à disposition universelle des pièces détachées. Qu’en est-il de ce dossier?
LC: Effectivement, de lourdes pressions sont exercées, suite aux plaintes d’horlogers divers visant les grandes marques et les groupes, pour avoir libre accès à toutes les fournitures. C’est un problème, qui ne nous concerne pas exclusivement, et qui n’est pas réglé. Le problème est complexe car nous avons déjà croisé des horlogers soit qui n’avaient pas les compétences requises, soit qui effectuaient de véritables réparations sauvages. Un jour en ouvrant une montre, nous avons vu qu’un composant avait été remplacé par...un trombone! Certains clients pensent faire ainsi des économies. C’est évidemment un très mauvais calcul.
[NDLR: Europa Star consacrera un reportage spécifique au centre de restauration Patek Philippe, véritable conservatoire vivant de tous les métiers et savoirs traditionnels de l’horlogerie.]
Source: Europa Star Première Vol.15, No 1