Sinistrée par un chômage de masse, c’est toute une région française qui voit son salut dans l’implantation, en Suisse, de l’autre côté de la frontière, d’entreprises horlogères helvétiques. Reportage.
C’est une petite ville française de 6000 habitants, située à la frontière suisse, au sud du Territoire de Belfort, en région Franche-Comté. Depuis peu, Delle est à 2h45 de Paris, grâce au TGV et à une liaison en bus, pour les derniers kilomètres. Autrefois, le trajet en train mettait cinq heures. Ce temps de parcours raccourci ne change rien à l’affaire, la seule qui compte, le travail. Il manque cruellement. Le chômage, ici, avec un taux de 22%, est deux fois supérieur à la moyenne nationale. Aussi Delle n’espère-t-elle rien de Paris, mais tout de la Suisse, en particulier de ce petit village jurassien, qui lui est comme collé, Boncourt, tout à la pointe d’un saillant en forme de flèche.
L’implantation récente à Boncourt d’une usine Swatch, d’un atelier Jaeger LeCoultre à Porrentruy, prochainement d’une unité de production TAG Heuer à Chevenez, dans un rayon d’une vingtaine de kilomètres au plus, est, pour la France voisine saignée par la crise économique, une porte de salut. Et un calcul gagnant pour ces manufacturiers helvétiques, qui savent pouvoir trouver là, en pleine campagne, à un coût intéressant et à proximité d’un nœud autoroutier, un vivier de travailleurs français en quête d’un vrai job. Les départements français de l’Arc jurassien, qui furent longtemps des bastions de la montre, aujourd’hui moins vivaces en raison du succès du swiss made mais héritiers d’un savoir-faire, fournissent d’ailleurs le gros de la main-d’œuvre des entreprises horlogères installées non loin, sur sol suisse.
Le lycée professionnel Jules Ferry de Delle a saisi l’occasion qui se présentait à ses portes. Il a ouvert cette année une formation de base au métier d’horloger. Elle s’adresse non pas à des lycéens mais à des chômeurs, dure neuf mois et délivre un diplôme d’apprentissage, un CAP. Ce fut la ruée. Pierre Filet, jeune proviseur de ce lycée, que nous avons rencontré en février, raconte : « Les offices de chômage de la région, avec qui nous collaborons sur ce projet, ont reçu des centaines de candidatures. Il en restait 200 après une première sélection. Nous avons retenu trente candidats au final, le nombre maximum d’élèves que nous pouvons accueillir dans le cadre de ce programme spécial. Actuellement, ils sont quinze, dont quatre femmes, quinze autres arriveront en avril. Ils ont entre 20 et 40 ans. »
Dans ce paysage de plaine encore doux et vallonné, dernier répit avant les hautes chaînes boisées du Jura, rien ne distingue vraiment la France de la Suisse, hormis la propreté nette, typiquement helvétique, des parcelles cultivées et des ensembles habités. Ce que la frontière démarque profondément, en revanche, c’est la désolation sociale d’une part et une relative prospérité de l’autre. Alors que l’activité industrielle s’est maintenue côté suisse, elle s’est effondrée côté français. La Franche-Comté a perdu des milliers d’emplois à cause de la fermeture de nombreuses petites et moyennes entreprises. Le marché du travail est sinistré, et ce n’est pas la présence dans la région des géants Peugeot-Citroën à Sochaux, Alstom (trains, métros, tramways) à Belfort, qui réussiront à inverser la donne. Le constructeur Peugeot-Citroën ajuste son offre à la demande en recourant massivement à l’intérim et s’apprête à supprimer 9500 postes en France dont 580 sur le site de Sochaux. La filière automobile n’apparaît plus comme un secteur prometteur.
La dégradation de l’industrie française obéit en partie à des facteurs idéologiques. La « lutte des classes » a provoqué une désaffection pour le travail manuel, perçu comme une punition et une relégation sociale. Tout le contraire de ce qui prévaut en Suisse, où il a toujours été valorisé, épousant au plus près les évolutions technologiques. Résultat, en France, « les gamins se sont détournés des métiers industriels pour des métiers de service jugés plus valorisants, mais où l’embauche, avec la crise, est pourtant rare », constate Pierre Filet. Paradoxe, poursuit le proviseur, « il manque aujourd’hui des travailleurs dans la maintenance industrielle. »
La Suisse, elle, fait figure d’Eldorado. Dans le canton du Jura, frontalier du Territoire de Belfort, le taux de chômage, à peine 4%, dit la santé économique de ce petit bout d’Helvétie. Qui fait rêver les jeunes Français. « “Je veux travailler en Suisse” : voilà ce qu’ils disent, relève Pierre Filet. Ils fantasment sur des salaires à 5000 euros par mois. » Une paie de riches, rapportée au salaire minimum en vigueur en France, 1120 euros net par mois, le lot, bien souvent, des premières embauches. Pas assez pour fonder une famille, construire une maison, réaliser des projets à long terme. Travailler en Suisse, vivre (bien) en France : voilà ce que permet le statut de frontalier, nonobstant les variations de change franc suisse-euro.
Se reconvertir
Quinze apprentis horlogers en blouse blanche s’exercent sur des mouvements, dans une atmosphère studieuse et détendue, sous la houlette de Guy Petit, un maître-horloger français à la retraite, passé notamment chez Zénith au Locle et Rolex à Bienne, pilote d’avions de tourisme, qui a repris du service. Ils occupent une classe du lycée Jules Ferry, équipée de deux rangées de tables hautes et du matériel de base, achetés à moindre coût pour ménager le budget de 200 000 euros alloué par les pouvoirs publics à cette formation.
Alexandra, 35 ans, a déjà une expérience dans l’horlogerie. « J’avais envie d’approfondir mes connaissances. Là, je démarre à zéro en ce qui concerne le mouvement et l’emboitage », confie-t-elle. Elle travaillait auparavant à Porrentruy, ville suisse distante de Delle d’une vingtaine de kilomètres, dans une entreprise de moulage de pièces en matériaux composites, dont elle a été licenciée. « Je vise un travail chez TAG Heuer, à Chevenez ou à La Chaux-de-Fonds. Au début, je devrais gagner autour de 3000 euros net par mois », estime-t-elle.
« C’est ma conseillère en recherche d’emploi qui m’a indiqué l’existence de cette formation, confie Adriano, 25 ans. A la base, je suis dans l’optique, la lunetterie, un métier qui exige une assez bonne dextérité. Dernièrement, dans un Pôle emploi français (office de chômage), j’ai vu des offres d’entreprises suisses à 4000 euros bruts. » Comme tous ses camarades de formation, Adriano devra accomplir au mois d’avril un stage de trois semaines en entreprise. « J’en ai trouvé un à Porrentruy, chez Louis Chevrolet, une marque de montres suisse » ; annonce-t-il. Saisons, 27 ans, n’a connu que l’intérim. « C’est le Pôle emploi de Belfort qui m’a envoyé ici, dit-il. J’ai été préparateur en pharmacie après des études à l’université, mais ça ne m’a pas plu, alors que l’horlogerie m’intéresse. »
« J’étais peintre à Peugeot, explique Khad, 31 ans. J’en suis parti car il n’y avait plus de boulot. J’ai fait les tests pour pouvoir intégrer cette formation. Il y avait des questionnaires à choix multiples de 60 à 100 questions, à remplir en 20 minutes, une montre à démonter puis à remonter. A Valentigney (ville du département français du Doubs), là où j’habite, j’ai trois amis qui travaillent à Saint-Imier (siège de Longines, dans le Jura suisse). J’aimerais bien travailler à Saint-Imier aussi. C’est à une heure de route minimum, ça ferait des journées de 12 heures. On ferait du covoiturage.»
Ancien chauffagiste dans le bâtiment, Safi, 35 ans, ne vivait que de contrats courts, d’une durée de trois à quatre mois. Il voudrait travailler chez Mercier, aux Breuleux, dans les Franches-Montagnes jurassiennes. « L’horlogerie, c’est un beau métier », dit-il. Il s’est entraîné au démontage et remontage de montre six mois avant de passer les tests. « Je préfère les séquelles du travail dans l’horlogerie aux séquelles du travail dans le bâtiment, et au moins je suis sûr qu’il y aura toujours de la demande. »
Adin, 23 ans, est originaire de Bosnie, cette partie de l’ex-Yougoslavie qui fut en guerre contre les Serbes et les Croates dans la première moitié des années 1990. Il est arrivé en France en 1992, à l’âge de 3 ans. Il avait entrepris des études pour être conseiller financier, mais il a échoué de peu aux examens et s’est mis à son compte. Il a eu un accident de voiture assez sérieux, s’en est remis. « L’horlogerie c’est déjà beaucoup plus intéressant que la finance, où il n’y a que le chiffre qui compte, philosophe-t-il. Plus tard, j’aimerais créer une franchise pour exporter des montres en Europe de l’Est. »
Alexandra avait un bon poste chez le lunettier Optic 2000, en Alsace, mais elle en avait « marre du côté commercial » de ce job. « Mon mari m’a dit : “T’as 38 ans, c’est le moment de te reconvertir.” » Elle aimerait trouver un travail « tout à côté », chez TAG Heuer à Chevenez ou chez Swatch à Boncourt, et ensuite s’orienter vers le « packaging », « gérer tout ce qui est emballage, apparat. »
Olivier, 31 ans, est l’« horloger » de l’équipe. Son grand-père est dans l’horlogerie-bijouterie, ainsi que son père. « Mon frère a fait deux ans de formation horlogère à Morteau (dans le département du Doubs), explique-t-il. Il est rentré chez Jaeger LeCoultre et gagne 5000 francs suisses par mois. J’irai peut-être là-bas aussi. » Quant à Anthony, 21 ans, il a fait un apprentissage de bijoutier, à Morteau également. Puis a travaillé à Porrentruy chez un prothésiste dentaire. « J’ai été sans emploi de février 2011 à décembre 2012. Je n’y croyais pas, à cette formation, dit-il, je suis tellement nul en maths. »
Ces futurs horlogers ont la certitude de trouver un employeur en Suisse. Swatch a vu grand. Le groupe a acheté 75 000 mètres carrés de terrain à Boncourt, « à un prix d’ami », confie André Goffinet, le maire de cette petite localité de 1300 habitants, l’éternelle voisine de Delle, connue dans toute la Confédération helvétique pour sa fabrique de cigarettes Burrus, des Alsaciens venus s’y établir en 1814. L’entreprise familiale, poumon économique de toute une terre de tradition catholique, qui emploie 300 personnes mais en a compté jusqu’à 800, est aujourd’hui la propriété de British American Tobacco. « Mais un jour l’usine fermera », prédit le maire, qui a travaillé 32 ans chez Burrus. Swatch, dont la première unité de production devait entrer en service au mois de mars, a d’ores et déjà pris la relève. Les frontaliers français ont le sourire : le groupe suisse a prévu de créer plus de 1000 emplois à l’horizon de 2020, là où il n’y avait que des champs.
Source: Europa Star Première Vol. 15, No. 2