A 38 ans, Romain Gauthier peut être fier de son parcours: il est à la tête d’une vraie manufacture de taille certes modeste mais totalement intégrée; il a conçu, développé et produit ses propres mouvements; il a récemment mis au point au point une très innovante montre à force constante, la Logical One, pour laquelle il a déposé 4 brevets et dont il vient de vendre 35 exemplaires au cours du dernier BaselWorld.
- Romain Gauthier
35 montres? Une goutte d’eau, direz-vous. Oui, sauf qu’en tout, seules 40 Logical One seront produites, dont 20 en or rose à 120’000.- CHF et 20 en platine à 135’000.- CHF (hors taxes). Soit un chiffre d’affaires de plus de 5 millions.
Europa Star l’a rencontré, d’abord dans ses ateliers de la Vallée de Joux, puis autour d’un steak tartare et d’un verre de Bordeaux, au Restaurant des Horlogers du Brassus.
Un parcours logique
Né à la Vallée de Joux en 1975, Romain Gauthier a un parcours atypique parmi les nouveaux créateurs horlogers indépendants. Il n’est pas “horloger” à proprement parler mais l’horlogerie fait partie de son “subconscient”, comme il le dit. Car quoiqu’on fasse, ici, dans cette “vallée des complications”, champêtre mais aux hivers sibériens, “on baigne dans l’horlogerie dès l’enfance.” La passion mécanique n’est donc jamais bien loin.
Romain Gauthier a donc commencé par une formation de mécanicien de précision. Sa spécialité: technicien constructeur de machines. Il débute à 22 ans dans une entreprise spécialisée dans la fabrication de composants d’horlogerie et, très rapidement, il se voit confier un pôle d’usinage. C’est là qu’il apprend tous les secrets de fabrication des composants mécaniques horlogers. Le jeune homme est ambitieux, décidé, sérieux et doté d’un esprit logique. Nous sommes en 1999 et il se dit à lui-même: “tu sais faire des composants, donc tu es capable de faire ton propre mouvement.” Mais qui dit “mouvement”, dit “investissement, entreprise”. Dès lors, tout en poursuivant son activité professionnelle, Romain se lance dans un MBA en gestion d’entreprise – économie, finance, marketing. En 2002, il remet sa thèse finale, reçue avec mention, qui porte tout “logiquement” sur la création et le business plan d’une maison d’horlogerie qui s’appellera... Romain Gauthier.
Deux semaines après sa soutenance, il est devant la “planche à dessin” (en fait, un écran et des logiciels de construction) et se lance dans la construction de son premier mouvement, plongeant dès lors dans les équations mathématiques. Trois ans s’écoulent et, fin 2005, il tient son prototype.
“Durant mon MBA, j’avais beaucoup dérangé Philippe Dufour, qui m’avait prodigué ses conseils. Puis pendant 3 ans, je ne l’ai plus contacté. J’ai tout fait en secret, à la main, sans aucun apport extérieur. Et pendant ce temps, je continuais à travailler.”
Quand le “gourou” universellement reconnu pour l’excellence de son art découvre la montre de Romain Gauthier, baptisée Prestige HM et affichant heures et minutes décentrées, il se montre enthousiaste. Mais il le pousse aussi à aller plus loin dans ses finitions. “J’étais à 70% de la qualité de finitions, mes angles n’étaient pas bercés et Philipe Dufour m’a montré comment parvenir à des finitions dignes de la haute horlogerie.”. Tandis que Philippe Dufour présente partout son nouveau poulain, le patron de Romain Gauthier, à qui il dévoile aussi le fruit de son travail, lui ouvre tout grand ses portes et l’autorise à utiliser ses moyens de production durant les week end. Platines, roues, pignons, ressorts, vis... se mettent à sortir de l’étampage. “Un parc de machines au top, et vu ma formation, je savais usiner, dans les épaisseurs ,selon les contraintes des matières. Un gros avantage. Des tambours de barillet, j’en avais fait 70 auparavant, pour des tiers.”
En 2005, il trouve ses premiers relais bancaires et, l’année d’après, quitte l’entreprise où il travaillait (et dont le patron voyait en lui son successeur), engage un premier horloger et passe à 100% à son propre service.
En 2007, il exulte: il expose sa première montre, équipée de son propre calibre 2206 HM (pour 22 rubis et l’an 2006) à BaselWorld, dans la même vitrine que son mentor Philippe Dufour, mise à disposition par Vianney Halter. Les choses se passent bien, il repart avec 25 commandes et livre son premier garde-temps en août 2007, “en Suisse”, précise-t-il avec fierté.
- The LOGICAL ONE
Passé 2008, les années qui s’ensuivent seront plus difficiles. Il commence à échafauder une petite structure de production mais, dans l’équipe alors réunie, le climat lui semble vite devenu trop désinvolte. “C’était un peu le Club Med”, confesse-t-il, “Mais surtout, au rythme de 2 montres par mois, je livrais mes produits avec des billets de 1’000.- CHF dedans”. Il doit se séparer de certains collaborateurs, remonter une nouvelle équipe. En 2010, il présente à Bâle une évolution de son HM original, y adjoint une seconde mais surtout passe d’une esthétique très traditionnelle à un visage plus ouvert, semi-squeletté. “Les marchés m’ont fait évoluer. Tous les collectionneurs me le disaient: c’est trop dommage que tout soit au dos...”.
Mais, pour cet homme résolu, méthodique, il était temps de penser à un tout nouveau mouvement, de marquer les esprits, de construire solidement sa marque. En 2011, il décide donc de se lancer dans un nouveau chantier. L’année qui suit sera, de son propre aveu, “une année difficile. Je me suis isolé chez moi, j’ai fait mon homework, en musique, ça me stimule...”. En parallèle et au fur et à mesure, il travaille aussi à se constituer un stock de composants maison, qui vont assurer la progression logique de son développement.
A Bâle cette année, il présente le fruit de ses recherches: la Logical One. “J’avais cette montre en tête depuis longtemps. Elle devait être à la fois totalement pertinente et apporter quelque chose de neuf, de différent. Elle devait à la fois provoquer son effet et s’inscrire dans le patrimoine horloger”, avance-t-il sans fausse modestie.
Le tartare est fini depuis longtemps. Les tables se vident, des gens de chez Audemars Piguet, propriétaire du lieu, mais aussi de Jaeger-LeCoultre, de Breguet ou de Blancpain se saluent et remontent dans leurs 4X4 respectifs.
Alors, cette Logical One? Qu’a-t-elle d’exceptionnel pour s’inscrire au patrimoine?
“A droite, se tient toute la montre, les indications, l’échappement... à gauche, la correction de couple, pour la force constante... et derrière, tout le dos est dédié à la démultiplication de la force constante, et à l’indicateur direct de la réserve de marche”, commence-t-il par expliquer en tournant et retournant la montre. “La force constante est une complication qui demande une architecture très spécifique. D’ailleurs, on en compte sur les doigts d’une main: Breguet, Lange, récemment Zenith, de Witt, Cabestan...”, énumère-t-il. On lui rappelle la toute récente Force Constant de Girard Perregaux. “Oui, mais la solution proposée est d’une toute autre nature. Ceci dit, toute montre est la miniaturisation d’un principe physique.”
Sur ce, Romain Gauthier exhibe une série de graphiques mesurant la parfaite constance de la force, quelle que soit la position de la montre. “Le point stratégique, c’est le pignon de centre. Toute la mathématique part de là. On le voit au dos: le principe de démultiplication est essentiel, répartissant la force constante sur 360º, suivant un principe de division du nombre de tours, de correction puis de multiplication du nombre de tours. Au résultat, la montre atteint un ± 4 secondes tout du long de ses 60 heures de marche, sans aucune modification”, argumente-t-il.
On prend l’objet en mains, on le regarde, on l’admire. Rien à dire: les finitions sont superlatives, subtiles, à la fois polies et tendues, dignes d’avoir reçu l’aval d’un Philippe Dufour; l’architecture du mouvement est d’une parfaite sobriété didactique, les cadrans déportés laissant tout le libre jeu à l’échappement et à la fascinante chaîne et ses rubis. La boîte est d’une rondeur parfaitement galbée. Le tout est à la fois classique dans son exécution, contemporain dans sa technicité, sensuel et mathématique.
Là-dessus, on commande les cafés. Il fait beau, les manufactures s’affairent en silence, un peu plus loin, deux vaches paissent dans le décor de carte postale qui ne laisse en rien deviner les nombreux trésors cachés de la Vallée. On disserte en roue libre et on se demande pourquoi le meilleur de l’horlogerie se fait toujours dans les montagnes: dans le Jura suisse, bien-sûr, mais aussi à Glashütte, en Saxe allemande ou dans la région de Suwa, au nord du Japon... les mêmes vaches, les mêmes sapins, les mêmes hommes penchés sur de semblables établis.
Les innovations de la Logical One
Imaginé dès le 15ème siècle déjà, le mécanisme constant traditionnel fusée / chaîne comporte deux inconvénients importants: à l’échelle d’une montre bracelet, les étages de la fusée impliquent des maillons de très petite taille, donc fragiles; et d’autre part l’angle de la chaîne entre la fusée et le barillet apporte une tension supplémentaire. Romain Gauthier a donc remplacé la fusée par un limaçon à rotation lente, placé au même niveau que le barillet. La transmission de la force s’effectue donc toujours en ligne droite et la chaîne étant plus courte, ses maillons peuvent être plus grands et plus solides. Du coup, Romain Gauthier a pu imaginer une chaîne dont les maillons sont en rubis synthétique, offrant une très grand résistance à l’usure et un faible coefficient de frottement. Ces maillons sont par ailleurs rattachés par un système inédit de clip à pression, simple, fiable et précis.
Autre innovation au niveau du système de remontage: délaissant la traditionnelle couronne qui, par le biais d’une fine tige transmet l’énergie de remontage au barillet à 90º, le remontage s’effectue par poussoir intégré sur le côté gauche du boîtier. Ce système, d’une utilisation très agréable, permet ainsi une transmission de la force au barillet sur un seul et même plan. Autre innovation encore, Romain Gauthier a placé le ressort de barillet entre deux platines en saphir synthétique. Ce matériau au faible coefficient de frottement avec l’acier et donc d’une résistance particulière aux rayures, élimine un des problèmes récurrents des barillets traditionnels en laiton dont le métal, progressivement rayé par le ressort, finit par gêner le libre déploiement et déroulement de celui-ci. Parmi les autres caractéristiques de ce mouvement en titane et laiton, relevons les roues d’engrenage avec bras circulaires qui leur confèrent une rigidité maximale, le profil des dents de rouage à haute efficacité ou encore le très rigide ancre triangulaire, dont il est l’inventeur.
Source: Europa Star August - September 2013 Magazine Issue