Propos de Julien Marchenoir, directeur communication et marketing de Vacheron Constantin, recueillis par Pierre Maillard
Europa Star: On constate que de plus en plus de marques de haut de gamme se tournent vers les Métiers d’Art. Comment expliquer ce phénomène ?
Julien Marchenoir: Ce qui attire très fortement les marques dans les Métiers d’Art est à mettre en parallèle avec le retour des valeurs de pérennité et de savoir-faire auquel on assiste depuis quelques années. En ayant recours aux Métiers d’Art décoratifs, on vient taquiner la notion de pérennité. Les Métiers d’Art sont ainsi devenus un outil marketing qui permet d’acquérir une certaine noblesse.
Au risque de la banalisation ?
C’est évidemment un risque car pour qui ne détient pas les connaissances nécessaires, il est parfois difficile de démêler le vrai de l’approximatif. Nous avons donc un devoir d’information et d’éducation auprès de notre clientèle. Par exemple, exécuter une peinture miniature sur une base préalablement émaillée n’est pas la même chose que de faire de la véritable peinture émail qui exige une cuisson particulière pour chaque couleur apposée, seule technique permettant une véritable pérennité.
Il semble par ailleurs paradoxal qu’on parle tant des Métiers d’Art alors que beaucoup sont en voie de disparition…
Un des problèmes des Métiers d’Art est qu’en fait ils sont pour la plupart méconnus du grand public. Les filières de formation ont aussi graduellement disparu et nombreux sont désormais les Métiers dits “orphelins” car il n’existe plus de classe qui les enseigne. Seul parfois subsiste un Maître, pas toujours disposé à donner de son temps pour transmettre son savoir-faire particulier. Ou, s’il est disposé à transmettre ses “secrets”, ce ne sera obligatoirement qu’à une ou deux personnes déjà engagées dans le Métier. Pour parvenir à revivifier certains Métiers, il faut que nous puissions démontrer qu’ils n’ont rien de poussiéreux, qu’ils ont un véritable avenir et qu’ils sont parfaitement pertinents pour notre temps.
Vaste programme !
Pour y parvenir, il faut aller au-delà du seul produit mais engager des démarches globales de présentation des Métiers d’Art. C’est pour cette raison que nous participons et soutenons activement les Journées Européennes des Métiers d’Art qui se déroulent dans une dizaine de pays. C’est par exemple une démarche semblable que mène Franco Cologni en Italie avec sa Fondazione dei Mestieri d’Arte qui cherche à revivifier les Métiers traditionnels auprès de la jeunesse. Un autre exemple de ce nécessaire dépoussiérage est l’action que nous avons menée avec l’artiste et designer italien Alessandro Mendini, une exposition consacrée au Temps qui comprend treize œuvres conçues par Mendini mais réalisées par des artisans, dans treize matières différentes. Une façon de démontrer que les Métiers d’Art peuvent encore occuper une place fondamentale dans notre société en les inscrivant dans un dialogue avec la création contemporaine. Mais au-delà de ce type d’action, il s’agit aussi de recréer des filières de formation.
- Thirteen works conceived by Mendini produced by craftsmen, in thirteen different materials.
Mais qui sont les clients qui s’intéressent à ces produits particuliers ?
Il y a des gens qui s’intéressent avant tout à un Métier particulier. Ce sont souvent de très bons connaisseurs qui examinent tout à la loupe. D’autres ont plus une approche d’esthète. Il leur plaît qu’une montre, au-delà de son seul aspect technique, devienne aussi une œuvre d’art. Il y a aussi les collectionneurs systématiques qui achètent toutes les pièces d’une collection. Certains de ces collectionneurs sont moins puristes et sont arrivés à l’horlogerie par l’aspect artistique. Ce sont souvent par ailleurs des collectionneurs d’art.
- The Florilège collection combines guillochage, engraving and enamel.
Pour en revenir à Vacheron Constantin, quelle est l’approche spécifique de votre maison dans le domaine des Métiers d’Art ?
C’est une approche multiple qui emprunte plusieurs canaux et formes. Tout d’abord, nous nous sommes engagés dans la promotion individuelle des différents Métiers - essentiellement gravure, guillochage, sertissage, émaillage– en mettant en valeur la spécificité de chacun à travers des réalisations qui reprennent les grandes thématiques de l’horlogerie genevoise classique : motifs floraux, voyages, reproduction d’œuvres d’art. Puis, dans une seconde phase, nous nous sommes mis à faire dialoguer ces Métiers en les mixant. Pour ce faire, nous avons suivi deux pistes distinctes : une approche de motifs relativement traditionnels, comme par exemple cette année les motifs floraux, mais qui mélangent plusieurs techniques, et de l’autre une approche de motifs beaucoup plus contemporains, comme Les Univers Infinis inspirés du graveur Escher, qui nous permettent d’expérimenter en retravaillant les techniques traditionnelles de façon moderne, en proposant quelque chose d’assez unique avec des guillochages figuratifs, par exemple. Les artisans, dès lors, sont contraints de collaborer très étroitement ce qui enrichit considérablement l’approche créative.
On peut aussi parler de l’élargissement culturel que permettent ces Métiers. Je pense notamment à la célèbre série des Masques ou à d’autres collaborations…
Durant toute sa longue histoire, Vacheron Constantin a employé environ une vingtaine de Métiers d’Art différents. Mais il existe d’autres pratiques, ailleurs dans le monde. C’est dans cet esprit d’ouverture culturelle que nous avons par exemple travaillé à la collection Symbolique des Laques, en abordant pour la première fois la technique japonaise du Maki-e, en collaboration avec la maison Zôhiko plus ancienne encore que la nôtre puisque fondée en 1661. Les résultats de ces collaborations sont non seulement très beaux mais ils sont aussi chargés d’émotion, de poésie, de culture. Ce type de collaboration qui ouvre sur les cultures du monde nous fait tous progresser.
- Symbolique des Laques collection - The encounter between two cultures: Vacheron Constantin (established in 1755, Switzerland) and Zohiko (established in 1661, Japan).
Franco Cologni a dit à plusieurs reprises qu’il se sentait en phase avec le mouvement italien du Slow Food, un mouvement qui fait la promotion de l’authenticité des produits, de leur valeur culturelle. Ne pourrait-on pas aussi parler d’une horlogerie slow ?
Nous vivons dans un monde en perpétuelle accélération et un des enseignements capitaux des Métiers d’Art est de nous démontrer que les temps de la véritable création et de la réalisation sont incompressibles. C’est d’ailleurs là que réside toute la beauté du geste artisanal, qui ne saurait prendre de raccourcis sans se dévoyer. C’est la plus belle leçon des Métiers d’Art: redonner tout son temps au temps, le parer à nouveau de toute sa valeur.
QUATRE METIERS SOUS UN SEUL TOIT
Les propos de Julien Marchenoir prennent tout leur sens quand on visite les ateliers de Vacheron Constantin consacrés aux Métiers d’Art. Les quatre Métiers principaux – émail, gravure, guillochage, sertissage - y sont réunis dans un espace commun et partagé. Encouragés ainsi à collaborer entre les différentes pratiques artistiques, ces artisans peuvent ainsi innover dans leurs domaines traditionnels, les faire évoluer tout en utilisant leurs outils ancestraux. Si leurs réalisations empruntent ainsi des techniques traditionnelles, le mélange des techniques ouvre de nouvelles portes et permet, par le dialogue, de surmonter des obstacles qui semblaient infranchissables. Le fait d’avancer en commun permet aussi de mieux s’éloigner du côté parfois jugé un peu “vieillot” des Métiers d’Art traditionnels et de faire apprécier ces Métiers à un public qui ne s’y serait normalement pas intéressé.
- Top left: La Légende du Zodiaque Chinois collection - Top right: Hommage à l’Art de la Danse - Dance Class collection - Bottom: Timepiece from the Infinite Universe collection
A titre d’exemple, on peut citer les techniques de grisaille sur fond translucide que l’on peut admirer dans la nouvelle série Hommage à l’Art de la Danse. Cette technique consiste à peindre des sujets à l’émail blanc sur un fond de grisaille très foncé, de façon à obtenir des dégradés successifs. Car plus on cuit le blanc, plus il s’estompe. On parvient ainsi à restituer des transparences, comme autant de lavis superposés qui parviennent à rendre la légèreté d’un voile ou d’un tutu de danseuse. La peinture, du blanc de Limoges, qui n’était normalement pas employé en émail horloger traditionnel, se pose à l’aiguille et la cuisson est très délicate car un léger excès de cuisson peut tout faire disparaître.
- On the right: Infinite Universe collection
Mais le plus bel exemple de collaboration entre différents Métiers d’Art est certainement la collection Les Univers Infinis. Quatre Métiers sont réunis pour créer ces pièces très contemporaines, inspirées du déroutant univers graphique de Cornelius Escher. Dans l’ordre d’intervention sur un même cadran, on trouve ainsi la gravure, la préparation au sertissage, l’émaillage, la mise à plat, la cuisson et le glaçage, le sertissage, et le guillochage.
Des techniques très particulières de guillochage figuratif ont été développées à cette occasion. Comme nous l’explique un Maître guillocheur de chez Vacheron Constantin, “nous sommes désormais sortis des seuls motifs géométriques qui ont toujours guidé le guillochage, pour aborder le dessin figuratif. Un portail s’est ouvert devant nous et nous pouvons ainsi apporter une réelle différenciation à nos pièces.”
Source: Europa Star October-November 2013 Magazine Issue