Les grandes manœuvres se poursuivent et s’intensifient dans le domaine de la production. Loin de délocaliser, comme bien d’autres industries, l’horlogerie helvétique développe au contraire de nouveaux outils de production sur son propre sol. En témoignent récemment trois nouvelles structures : TAG Heuer inaugure une nouvelle “Manufacture d’Avant-Garde” dédiée à la production de ses mouvements chronographes maison, Omega dévoile une chaîne de production exclusivement consacrée à son mouvement coaxial et Vacheron Constantin se dote d’un nouveau site de production et de décoration de composants de mouvements mécaniques.
“Je respecte totalement la décision de Nick Hayek de ne plus livrer ses mouvements à des tiers. Je le remercie même, car maintenant, nous allons pouvoir vraiment innover”, nous déclare Stéphane Linder, le nouveau CEO de TAG Heuer (auprès de qui il a travaillé ces vingt dernières années, son dernier poste étant responsable des marchés nord-américains). Derrière le ton gentiment provocateur se cache une véritable nécessité stratégique: celle d’assurer et de sécuriser l’approvisionnement de la Maison en mouvements, et plus spécifiquement en mouvements chronographes mécaniques, fer de lance de la marque.
La première initiative de TAG Heuer dans le domaine des mouvements mécaniques chronographes traditionnels (on ne parle pas ici des mouvements-concept de la marque) date d’il y a bientôt 4 ans avec la sortie du Calibre 1887, fruit du re-engineering exhaustif d’un mouvement chronographe de Seiko. Pour la production des composants de ce Calibre 1887, un mouvement intégré de 320 composants, oscillant à 28’800 alternances/heure, avec roue à colonnes et pignon oscillant breveté par Heuer en 1887, d’où le nom du calibre en question, TAG Heuer avait installé ses outils de fabrication dans son usine de Corniol, dans le Jura suisse, un site créé en 2004 et consacré à la production de boîtiers acier et or. Pour l’assemblage de ce mouvement, une chaîne ultra-moderne et semi-automatisée avait été installée à la Chaux-de-Fonds.
Deux architectures
Le Calibre 1887 est ce qu’on appelle un “6h – 9h – 12h” (selon le positionnement de ses compteurs). TAG Heuer a rapidement ressenti le besoin de disposer d’une seconde architecture: un chronographe dont les compteurs soient disposés en “3h – 6h – 9h”, destiné à d’autres produits, stylistiquement plus classiques. Un cahier des charges extrêmement précis a donc été établi à partir duquel a été échafaudé et construit le nouveau Calibre 1969. Mais la mise en production de ce nouveau Calibre nécessitait des moyens industriels accrus. La construction d’une nouvelle manufacture a donc été lancée en parallèle. C’est cette manufacture, qualifiée “d’avant-garde” qui a été tout récemment inaugurée à Chevenez, toujours dans le Jura suisse (mais à proximité de la France et de son important bassin d’emplois).
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L’investissement dans cette infrastructure de 2600 m2 se monte à environ 10 millions de CHF, tandis que les investissements cumulés dans la réalisation des deux nouveaux calibres chronographes 1887 et 1969 se montent à 40 millions de CHF au cours des 5 dernières années. Un investissement certes considérable mais justifié par la très nette progression de la marque au cours de ces dernières années: + 20% de part de marché en 2012, 52 ouvertures de nouvelles boutiques exclusives (pour un total de 180) au cours des deux dernières années.
Destiné au moyen de gamme de la marque
Destiné au moyen de gamme de la marque (soit des pièces entre 4’000.- et 7’000.- CHF), le Calibre 1969 est donc un calibre mécanique à remontage automatique de 233 composants, chronographe intégré avec roue à colonnes de 6,5 mm, plus mince que le Calibre 1887, et doté d’une importante réserve de marche de 70 heures. Les assortiments (spiral et balancier à quatre bras muni d’un parechoc KIF) proviennent d’Atokalpa (qui fait partie du pôle horloger de la Fondation de Famille Sandoz, à qui appartient entre autres Parmigiani). De conception semi-modulaire, ce calibre au décor soigné (côtes de Genève, colimaçonnage sur la masse oscillante en tungstène noirci, sur les ponts nickelés de minutes et de rouage automatique, angles biseautés et polis) est prévu pour recevoir par la suite des plaques additionnelles qui le doteront de fonctions supplémentaires (type GMT, indication de réserve de marche, etc…). Comme dans le Calibre 11 dont il est le lointain descendant (initié en 1969, précisément, par Heuer, Breitling et Hamilton, le Calibre 11 fut le premier mouvement chronographe automatique) la disposition de ses compteurs est toute classique, de type tri-compax: aiguille de chronographe centrale, compteur des minutes à 3h, des heures à 9h et petite seconde à 6h. S’y ajoute un guichet dateur à 9h.
Souplesse, rationalisation et flux tendu
Le nouveau site industriel de Chevenex, où sont produits les deux calibres 1887 et 1969, mérite pleinement son appellation “d’avant-garde”. Le concept d’industrialisation qui a prévalu est directement inspiré des lignes de production et d’assemblage des moteurs automobiles, type Audi. Soit en amont un gros service d’engineering et de méthodes, une chaîne largement automatisée permettant l’intervention d’opérateurs polyvalents, une infrastructure de contrôle très développée et très outillée, pour aboutir à une production très standardisée, à la qualité toujours identique.
Sur un total actuel de 50 personnes (qui va graduellement monter à 100 personnes), 35 personnes sont affectées à la production et 25 personnes au support à la production, soit bureau des méthodes, fabrication de l’outillage, contrôles qualité et maintenance du parc des machines. Ce parc de machines, qui tourne 24h/24h et 6 jours sur 7, produit aujourd’hui 50’000 mouvements par an. D’ici 2016, c’est le chiffre de 100’000 mouvements par an qui est visé.
Ce haut niveau d’industrialisation a été obtenu car dès le départ le design du Calibre 1969 a été conçu en relation étroite avec le développement de l’outil productif. Un des résultats les plus frappants de cette industrialisation “d’avant-garde” est le fait que seulement 4 personnes sont affectées à la production des composants – platine, ponts (les pièces mobiles et les rouages étant produits en externe) dont l’automatisation est très poussée. Par ailleurs, tout a été conçu pour la plus grande flexibilité et la reconfiguration rapide, si nécessaire, des machines et des lignes: une façon d’inscrire la notion de flux tendu dans le domaine horloger. Fonctionnant à sec, donc sans huile et dans un environnement très propre, ces machines sont modulaires et mises en ligne avec transport automatisé (par exemple, pour usiner une platine, trois machines sont couplées, avec chargement et retournement des pièces automatiques).
Il en va de même pour le garnissage des platines. De concert avec une entreprise spécialisée, les ingénieurs de TAG Heuer ont ainsi mis au point un extraordinaire robot couplé à une caméra qui va aller saisir les pierres en vrac (en repérant leur bon côté) et les placer dans des plateaux qui serviront ensuite au garnissage automatisé des composants.
Un même degré de rationalisation préside au montage des mouvements. Tout a été conçu de façon à assurer un suivi intégral et individualisé de chaque mouvement en montage, grâce à une large automatisation et un contrôle systématique, intervenant à l’issue de chaque étape. Monté sur une bague dotée d’un numéro et d’une data matrix (code-barres de nouvelle génération) chaque mouvement est suivi individuellement et entre dans une base de données qui retrace l’exhaustivité de son parcours. Entre un posage et l’autre, les mouvements circulent par paniers d’un magasin à l’autre. Automatiquement, l’opération à effectuer s’inscrit sur un écran individuel. En cas d’erreur ou de problème, la pièce est redirigée sur une piste réservée au décottage et un rapport est automatiquement généré, qui permet de savoir exactement où se trouve la pièce, à quelle étape.
Question contrôle, le filtre mis en place est impressionnant, avec pour but de garantir la qualité de la pièce finalisée. Au fil de son parcours, le mouvement en montage passera automatiquement par un contrôle d’ébat automatisé, un contrôle par caméra de son échappement, un réglage automatique dans 1 position, des tests automatisés de ses roues d’armage, des start/stop et rewind, des mesures laser de sa précision de marche (moyenne à plat, à zéro heure, sans chrono: entre +2 et +10), puis un visitage et des contrôles manuels.
Un outil à la mesure des ambitions de TAG Heuer qui, toujours selon Stéphane Linder, “sera en 2014 la marque qui produira le plus de chronographes in-house pour ses propres besoins”. Une belle performance quand on pense qu’il y a 5 ans à peine, TAG Heur ne produisait aucun mouvement chronographe.
Source: Europa Star Decembre - January 2013/14 Magazine Issue