Baselworld, ce sont des kilomètres d’allées à arpenter, à passer devant des centaines de stands qui sont comme autant de lieux de culte dédiés à leur propre divinité. Sous le signe de la Couronne, de diverses Croix, d’Alpha ou d’Omega, chaque marque petite ou grande cherche à attirer le fidèle. Impossible pour celui qui essaie de se faire une religion que de les recenser toutes. Même en s’y mettant à plusieurs, comme Europa Star le fait dans ses colonnes. La visite est donc forcément subjective, laissant aussi la place aux rencontres d’occasion, à ce qui n’était pas programmé. Dans le magazine, nous vous proposons trois parcours, dont ceux de Malcolm Lakin (The Kaleidoscopic World of Jewellery Watches; The Beautiful game comes to Baselworld; The Basel Marathon; Ice, Jungle, Savannah and a US General comes to Switzerland) et de Keith Strandberg (The Sports Watch Segment; Getting a Handle on Fashion Watches) Sans oublier l’analyse menée par DLG des effets et des retombées de cette grande messe horlogère sur les réseaux sociaux.
LE REFLET DES BOULEVERSEMENTS
Dès son allocution inaugurale, Sylvie Ritter, Managing Director de Baselworld, affirmait haut et fort que le salon international de l’horlogerie "se voulait le reflet exact des bouleversements que la branche a connu lors de ces dix dernières années“ En fait de”bouleversements", deux phénomènes essentiels se sont accélérés et se sont conjugués au cours de la dernière décennie: la montée en puissance méthodique des grands groupes, aujourd’hui plus dominants que jamais, a coïncidé (est-ce un hasard?) avec l’étonnante séduction médiatique (nourrie il est vrai à grands frais) dont ne cesse de jouir l’horlogerie: plus de 4’000 journalistes étaient présents pour cette grand messe internationale, à peu près autant qu’au célébrissime Festival de Cannes - 3907 en 2013, selon les chiffres officiels (mais cependant bien moins qu’aux JO de Sotchi – 13’000!).
En dix ans, la montre est «définitivement» passée du statut pragmatique de bel objet utilitaire plus ou moins dispendieux à celui de «star», de quasi «objet de culte» chargé d’un poids et d’une valeur tout symboliques – ne parle-t-on pas désormais d’icônes à propos de certaines montres-culte à succès? Mais peut-être faudrait-il mieux parler de cultes, au pluriel. Ainsi ne pourrait-on pas «lire» Baselworld et ses stands (du plus petit, 6m2, au plus grand, 1’625m2) comme autant de chapelles alignées les unes aux côtés des autres, de temples voire de cathédrales dédiées à autant de cultes divers et variés?
Il y a les grandes religions monothéistes régnantes, à l’exemple de Rolex dont le temple bâlois est un opaque mastaba (une «religion» toujours dominante mais qui, à l’image du Vatican, menacée d’un progressif vieillissement, devait à tout prix être revivifiée et rajeunie pour assurer la continuité de sa domination – lire notre éditorial, L’Empire contre-attaque). En face, Patek Philippe, autre monothéisme incontournable, a érigé son nouvel autel au pied duquel se tient le culte de la perfection transmissible: un blanc nuage est suspendu au centre d’un cube de verre. Ces deux monothéismes (quoique Rolex ait relancé avec succès un nouveau culte, Tudor) sont entourés de toutes parts par d’actives religions panthéistes qui multiplient branches et écoles diverses, plus ou moins intégristes – en terme «d’authentique horlogerie». Ainsi Louis-Vuitton-Moët-Hennessy (LVMH) qui se poste à l’entrée et aligne côte à côte ses divers courants, du très romain Bvlgari au plus protestant Zénith, sans oublier le cultissime dieu Hublot dont l’animal sacré est la vache, ni le méthodique et imparable TAG Heuer. Louis Vuitton, la marque éponyme dont le culte se pratique entre-soi, tient concile hors les murs, dans la Wildt’sches Haus, une villa du XVIIIème qui porte le nom d’un fabricant de rubans de soie (qui, à l’époque, étaient aussi à la mode que le sont les montres aujourd’hui). Au centre géographique des halles de Baselworld se tient le siège tentaculaire de la plus panthéiste des religions horlogères, au nom qui siffle aux oreilles de tout un chacun: Swatch (Group). Une foi polychrome qui accueille à bras ouverts toutes les tendances, des plus populaires aux plus élitaires, dans un grand syncrétisme embrassant le monde et ses contradictions.
Tout autour, jusque dans les étages et dans les annexes qui bourgeonnent et essaiment partout, d’innombrables cultes tentent de s’étendre encore ou de simplement continuer à prospérer, de recueillir quelques nouveaux adeptes, de renaître de leurs cendres ou de percer ex nihilo. Dans ce réjouissant bric-à- brac polyglotte qu’est Baselworld (pourquoi ne dit-on pas “Babelworld”?), on trouve en effet tout et son contraire. Mais cessons là la métaphore religieuse et venons-en aux faits: qu’avaient-ils tous à nous proposer?
Au journaliste de retour de cette grande kermesse horlogère, on pose rituellement la même question: alors, quoi de neuf? Quelles sont les tendances? Eh bien, à l’image de notre époque, dont elle est un fidèle reflet, l’horlogerie de 2014, c’est absolument tout ce que vous voulez et son contraire. Il y a en a vraiment pour tous les goûts, de l’énorme montre bodybuildée pour hyper macho de retour de mission dangereuse (la Palme du genre revenant à U-Boat et sa montre monumentale dont l’épaisse glace a été volontairement brisée avant achat, un peu comme des jeans déchirés valant plus cher que des jeans entiers) à l’ultra purisme saxon trois aiguilles sur fond blanc (la Palme revenant dans ce cas à Moritz Grossmann et son frein de roue de balancier en cheveux humains – ceux de la patronne).
Tentons néanmoins l’analyse.
QUAND L’HORLOGERIE REDÉCOUVRE LES VERTUS DE LA TEMPÉRANCE
De toutes ces propositions si contraires les unes aux autres, une «tendance» se dégage néanmoins. Mais faut-il l’appeler «tendance» ou tout bonnement air du temps présent et reflet précurseur des temps à venir? Après les grands excès d’avant la crise des subprimes, après le léger assagissement qui s’ensuivit au cours des années 2008-2009, l’horlogerie était repartie de plus belle, comme s’il n’en avait rien été. Elle avait fait le dos rond un instant, mais c’était pour mieux repartir dans de folles montées en gamme. Or, la “crise” (crise financière d’abord, puis crise économique, crise sociétale, crise politique enfin) n’était pas un simple épisode mais, plus profondément, un changement progressif de paradigme. Sans vraiment le vouloir mais sans non plus seulement le subir, l’horlogerie a fini par payer en retour ses propres excès. Le cas de la Chine (mais elle n’est pas seule, loin de là) est à cet égard le plus emblématique, qui a fait de la montre suisse l’exemple même, voire parfois la simple preuve judiciaire, de la corruption. Cette fois, il ne s’agit pas d’une alerte passagère mais bel et bien d’une lame de fond. A l’image de la fin du secret bancaire suisse, les choses ne seront plus comme avant.
La plupart des horlogers semblent l’avoir bien compris car les «tendances» les plus notables de ce Baselworld 2014 sont la sobriété de l’apparence et le rétrécissement des tailles. Tout à coup, l’horlogerie redécouvre les vertus de la tempérance et les beautés de la mesure. Mais sans pour autant oublier ce que l’incroyable créativité qui a nourri la démesure nous a néanmoins appris. A cet égard, un exemple s’affirme comme parfaitement emblématique: la reprise en mains de H. Moser & Cie par le groupe familial MELB Holding. Comme l’explique le jeune Edouard Meylan, désormais à la tête de la firme schaffhousoise, «nous voulons proposer des produits innovants mais très discrets. Tout est dans le détail.» A titre de démonstration, la nouvelle collection Endeavour se présente sous la forme d’une montre ronde deux aiguilles et petite seconde de 39 mm de diamètre sur 12,5 mm de hauteur qui est tout simplement parfaitement dessinée. D’une élégance imparable, son design emprunte aux stricts codes du Bauhaus des années 20 tout en les mâtinant d’une touche inspirée des années 60: large ouverture de la lunette, très fines et longues aiguilles bâton aux bords incurvés qui parcourent un cadran or rouge fumé, ardoise ou argenté très subtilement soleillé, lignes courbes et aérodynamiques du boîtier surmonté d’une glace bombée…
- Endeavour by H. Moser & Cie
Ça paraît tout simple, évident, et pourtant c’est d’un équilibre parfait, rarement atteint. Du détail, du détail, encore du détail, bien loin des annonces tonitruantes. Sans oublier une «motorisation» d’avant-garde, avec un nouveau mouvement manufacture, le calibre HMC 327. Un calibre à la finition horlogère traditionnelle, disposant d’une réserve de marche de trois jours au minimum et d’une fonction de stop seconde, mais doté d’une ancre en silicium avec palettes en rubis et d’une roue d’échappement en silicium. A notre avis, une montre parfaitement représentative d’une horlogerie ayant renoué avec l’élégance et la discrétion (qui n’est autre que la politesse de l’élégance) sans pour autant nier les avancées technologiques les plus intéressantes. Ce «néo-purisme», qui ne cherche pas à aligner à tout prix les records mais à peaufiner la sobriété – et à rendre sensuelle la simplicité – fait désormais figure d’avant-gardisme. Il est en tous les cas en phase avec le goût retrouvé d’une certaine discrétion qui n’exclut en rien la sophistication.
MÉTHODOLOGIE DE L’EXTRA-PLAT
Un goût retrouvé que semble pleinement partager Marc Hayek, à la tête de Breguet, Blancpain et Jaquet-Droz. A ses yeux, "le retour des montres fines, classiques, est très clairement là!. En termes d’extra-plat, par exemple, ce ne sont plus les records qui sont intéressants mais c’est la performance et la beauté de la pièce qui comptent. Ce qui importe est de trouver les moyens de gagner en liberté dans l’architecture du mouvement et dans sa décoration. Techniquement, on peut toujours aller plus loin mais au-delà de certaines limites, c’est non seulement la fiabilité de la performance qui atteint un point critique, mais aussi les possibilités de décoration qui s’appauvrissent."
Un constat corroboré par l’étude très fouillée de l’historique des mouvements extra-plats menée par Nakis Karapatis et Alain Zaugg, respectivement responsables de la R&D et du bureau technique de Breguet.
|
|
Dressant l’historique des montres extra-plates, depuis "la première notion de montre extra- plate due en 1820 à l’horloger genevois Jean-François Bautte, par ailleurs fournisseur d’ébauches à Breguet", jusqu’aux exemples de la célèbre Delirium (quartz ultra-plat équipant la montre Eterna Museum de 0.98 mm), en passant par l’Altiplano Piaget 900P de 3.65 mm, et les divers mouvements Breguet conçus au cours de son histoire, les deux chercheurs en arrivent à la conclusion qu’au-dessus de 8 mm, une montre n’est plus perçue comme étant extra-plate et qu’en-dessous de certaines dimensions minimales, on rencontrait d’incontournables difficultés d’assemblage et on devait faire face à un “porter aléatoire”. A l’exemple du mouvement historique Breguet 1210 de 1.20 mm ou de l’automatique historique Breguet 2100 de 2.10 mm, tous deux abandonnés pour ces raisons.
“Un compromis entre épaisseur et toutes les règles horlogères est indispensable”, affirment les deux experts, citant au passage les mouvements 502 (2.40 mm) et 591 (automatique, 3.05 mm), en production régulière respectivement depuis 1971 et 1980. En quoi consiste ce compromis? En toute une série d’optimisations, à commencer par celle de la réserve d’énergie, avec des barillets doubles, ouverts ou sur roulements, grâce aussi à une architecture qui évite les superpositions des fonctions et cherche l’équilibre entre performance, sécurité et épaisseur au niveau de l’échappement, du balancier sans double plateau, du spiral plat, de l’échappement sans raquette, sans oublier des “astuces esthétiques”… Car en fait, la notion d’extra-plat est plus une question de perception que de mesure objective. Sans oublier qu’il faut que «ça marche!» “On doit pouvoir répéter les mêmes performances de façon continue”, insiste Marc Hayek, "et pour y parvenir, il faut faire du hi-tech. Chaque composant est ainsi informatisé, sa production planifiée. Je le répète, les records absolus ne nous intéressent pas: la fiabilité au porter et le respect de nos codes stylistiques, le soin et la richesse de la décoration… c’est ainsi que nous concevons nos extra-plats." Venant de la bouche de celui qui, à la tête de Breguet, affirme écouler 1’000 tourbillons par an – un chiffre énorme -, on note et on prend acte.
SOUS LE SIGNE DE LA CONTINUITÉ
"Répéter les mêmes performances de façon continue», dit Marc Hayek, «art du développement en continu“, dit-on chez Patek Philippe ou, en d’autres mots, l’art de”faire évoluer, optimiser et décliner dans de nouvelles interprétations des modèles appartenant à la collection courante". Cette mise en valeur de l’optimisation continue – démarche patiente que l’on retrouve aussi chez Rolex – ne préjuge cependant pas d’un “lancement spectaculaire” qui sera dévoilé cet automne à l’occasion des célébrations du 175ème anniversaire de la Maison genevoise.
- Annual Calendar Chronograph Ref. 5960/1A by Patek Philippe
Mais en attendant ce qui sera certainement un garde-temps de très haut prestige, penchons-nous un instant sur ces quelques nouveautés en forme d’optimisation. A commencer par le Chronographe à Quantième Annuel référence 5960/1A (A pour Acier), une des rares références à associer mouvement compliqué et boîtier en acier. Ce modèle, "qui remplace tous les modèles en or et en platine qui ont fait du Chronographe à Quantième Annuel Patek Philippe, depuis son lancement en 2006, l’un des best-sellers de la manufacture", arbore un visage très résolument graphique: appliques noires, touches de rouge, monocompteur contrasté, bracelet à maillons "goutte2 souple et confortable… une indéniable sportivité s’en dégage. De quoi faire de ce qui était déjà un best-seller une des montres acier les plus sobrement prestigieuses du marché.
- Nautilus Travel Time Chronograph Ref. 5990/1A by Patek Philippe
Autre grande nouveauté, toujours en acier, la Nautilus Travel Time Choronographe référence 5990/1A que nous avons longuement présentée dans notre numéro précédent (voir Europa Star 2/2014 Special Baselworld). Ici, la notion de «continuité» prend tout son sens, non seulement du point de vue technique, en alliant deux complications utiles, mais aussi du point de vue du design qui tire superbement parti de la forme en hublot muni de ses deux oreillettes ou charnières latérales si caractéristiques de cette montre culte. Ici, la charnière de droite sert de renfort de protection pour la couronne et les poussoirs du chronographe et celle de gauche, jusqu’alors exclusivement décorative, a été réinterprétée pour y loger les poussoirs «+» et «–» permettant de faire avancer ou reculer par crans d’une heure l’aiguille de l’heure locale. L’utilisateur peut ainsi afficher en tout temps l’heure du lieu où il se trouve (aiguille pleine luminescente), tout en conservant l’heure de son lieu de domicile (aiguille ajourée).
Ajoutons-y à 12h un quantième à aiguille indexé sur l’heure locale et à 6h le monocompteur 60 minutes du chronographe, emportons le tout par un nouveau mouvement à remontage automatique à roue à colonnes, embrayage vertical à disques, balancier Gyromax® et spiral breveté Spiromax® (le CH 28-250 C FUS) et on obtiendra un parfait condensé de ce que Patek Philippe désigne sous le vocable de «développement en continu».
CONTINUITÉ DE L’IMAGINAIRE
Cette notion de continuité peut prendre d’autres formes que purement technique ou de design.
Ce peut être par exemple une continuité de l’imaginaire, comme on l’observe chez Hermès.
Guillaume de Seynes, membre de la famille fondatrice et dont les titres exacts sont directeur
général adjoint d’Hermès, président du Conseil d’Administration de La Montre Hermès SA et
président de John Lobb, a de toujours fait de la durée l’axe principal de la construction de
l’horlogerie selon Hermès. Sans jamais avoir prétendu être ce qu’elle n’était pas encore, Hermès
a mené une patiente montée en puissance. Mais depuis 3 ou 4 ans, ayant atteint un seuil
critique d’intégration verticale des Métiers horlogers, les choses se sont accélérées. Comme
nous l’explique Guillaume de Seynes, "l’idée motrice est d’apporter à l’horlogerie un esprit
de complication totalement différent, qui nous soit propre, quelque chose que personne
n’avait imaginé: une suspension du temps, aller à rebours du temps. Si nous avons pu l’imaginer,
ce n’est pas par hasard, c’est la traduction directe d’un rapport au temps particulier,
celle d’une maison familiale qui vise le long-terme – nous en sommes à la 6ème génération
et parie sur la transmission des savoirs, de l’approfondissement des Métiers. Cette notion
de durée est vraiment très forte, elle nous vient de nos origines mêmes de sellier, dont les
produits devaient durer, être résistants, souples, utiles. L’objet Hermès est un compagnon de
vie, il se charge peu à peu de sens et d’émotion au fil du temps. C’est de ce rapport au temps
dont parle notre horlogerie."
- Dressage L’Heure Masquée by Hermès
Regroupées sous le terme générique de Le temps suspendu, les complications imaginaires d’Hermès dessinent petit à petit une famille aussi poétique que philosophique. La nouvelle Dressage Heure Masquée n’est pas en reste. “L’idée nous est venue de l’affichage régulateur”, explique Philippe Delhotal, directeur de création de la Montre Hermès. Dans la première montre Le temps suspendu, on allait masquer ou brouiller l’indication horaire à la demande, tandis qu’ici, c’est le contraire: en mode «normal», seule apparaît l’aiguille des minutes et, dans le guichet du bas, seule est visible la mention du mot GMT. Rien de bien lisible donc. Et ce n’est qu’à la demande, en agissant sur un bouton-poussoir intégré à la couronne, qu’on fait apparaître instantanément l’aiguille des heures, qui vient aussitôt se positionner à l’heure exacte, et que se dévoile l’indication de l’heure GMT choisie.
- Inside mechanism for the Dressage L’Heure Masquée timepiece by Hermès
Sous un autre terme générique, “Le temps à l’œuvre” sont regroupées les montres d’artisanat. Chez Hermès, on a banni désormais le terme “Métiers d’Art”, trop galvaudé sans doute, au profit de ce “temps à l’œuvre”.
|
|
Mettant en valeur d’autres Métiers que la maison Hermès détient par ailleurs, comme les Cristalleries royales de Saint-Louis, Hermès innove tout aussi poétiquement dans l’art de la décoration avec, par exemple, une proposition aussi inédite que «fleurie»: les montres Arceau Millefiori. L’espace nous manque ici pour détailler les tours et détours de cette technique très complexe et unique en son genre. Menée par des maîtres verriers, elle consiste à assembler et solidariser entre elles de très fines baguettes de cristal et d’émail qui ressemblent à des sucres d’orge de toutes les couleurs. Il en résulte comme un tapis de fleurs et d’étoiles serrées les unes contre les autres, lumineuses qui, une fois découpées en fines lamelles de 0.6 mm se transforment en étonnants cadrans polychrome. De toute beauté. (Europa Star reviendra dans un prochain numéro sur cette technique exceptionnelle).
STRATÉGIES DE RUPTURE
Parfois, cependant, ce n’est pas tant de continuité mais de rupture qu’il s’agit, rupture destinée à agrandir son territoire. On pense ici à Louis Vuitton. L’Escale Worldtime est sans doute une des montres les plus étonnantes qu’il nous ait été donné de découvrir à Bâle cette année. Cette montre qui affiche les heures universelles est non seulement en rupture avec les autres heures universelles de l’horlogerie mais aussi avec le style de Louis Vuitton, jusqu’à présent dominé par la forme «tambour», une forme assez «segmentante» auprès du public. Dès son arrivée à la tête de l’horlogerie et de la joaillerie Louis Vuitton, Hamdi Chatti s’est mis à chatouiller les codes de la maison, commençant pas inverser ce fameux tambour.
- Escale Worldtime by Louis Vuitton
Cette année, la marque s’en démarque directement (sans par ailleurs l’abandonner) notamment avec cette Escale Worldtime extrêmement colorée et très ingénieuse dans son affichage: seule pièce immobile, un sombre triangle central fait office d’indicateur fixe qui pointe la ville choisie. L’heure qu’il y est (sur 24 heures) et la minute, inscrites chacune sur sa propre bague tournante, viennent automatiquement se positionner. Pour changer du fuseau horaire, il suffit de faire tourner la bague des villes. Ingénieuse, colorée, ludique elle reste cependant d’une lisibilité parfaite. Mais, malgré son apparence «en rupture», cette montre puise son inspiration colorée aux origines du malletier qu’était Louis Vuitton qui proposait de personnaliser ses malles avec des signes géométriques colorés ici réinterprétés. Autre clin d’œil stylistique à ce passé, le boîtier reprend la forme des coins métalliques des malles Vuitton en les transformant en cornes qui viennent protéger et maintenir la boîte.
- Emprise Watch by Louis Vuitton
On retrouve le même détail des cornes en forme de coins de malle dans la très exquise et subtile montre Emprise. A la base de son design du dernier chic parisien, un “simple” carré de 23 mm sur 23 mm, on retrouve “tous les éléments structurels de la malle, ceux qui lui donnent puissance et solidité: les renforts métalliques, les verrous, les clous deviennent des leitmotiv décoratifs répétés à l’infini”. Dépourvue de chiffres et d’index, protégée par une glace doublement biseautée, munie de cadrans poudrés évoquant l’intérieur matelassé des malles, et ornés de simples lignes qui rappellent les lambris des grands appartements parisiens, l’Emprise est une pleine et totale réussite. A notre goût, la plus jolie montre féminine du Salon.
BAL DE COULEURS ET BALLET DE MATIERES
Quittons les salons de Louis Vuitton et passons faire un petit tour chez Dior, qui fait partie de la même écurie LVMH. La maison parisienne donne un de ses Grands Bals et nous voilà emportés dans un tourbillon de couleurs, de froissements de matières, de chocs de textures.
- VIII Grand Bal Fil de Soie by Dior
|
- Grand Soir N°27 Origami by Dior
|
“Nous cherchons à faire coïncider le monde de la couture et le monde de l’horlogerie”, nous souffle à l’oreille une des représentantes de la marque. L’effet est saisissant et on se retrouve comme dans un magasin de coûteuses et précieuses friandises. Masses oscillantes inversées couvertes de languettes de nacre dessinant un “plissé soleil”, ou habillées de plumes bleues montées sur des baleines d’or. D de Dior frappé sur cadran en alligator recouvert d’une feuille d’or qui se prolonge sur le bracelet de la même texture. Jeux de pierres œil de taureau ou œil de tigre peintes de fines et légères taches en léopard. Nacre brodée de fils de soie sur une résille de tungstène.
- Chiffre Rouge Moonphase by Dior
Voire pour l’Homme Dior – espèce plus rare – une montre Chiffre Rouge à phases de lune d’un modeste 38 mm, équipée d’un mouvement Elite 691 de Zenith, qui vaut surtout pour son graphisme minimaliste parfait mais aussi pour la sophistication de son étonnant cadran en nacre métallisée.
MOYEN DE GAMME A L’OFFENSIVE
Une autre grande “tendance”, s’il faut l’appeler ainsi, que l’on entrevoyait statistiquement dès le début de l’année, a été pleinement confirmée lors de ce Baselworld 2014: le moyen de gamme est de retour! Et il l’est de plusieurs façons: par la pondération générale des prix touchant presque toutes les marques (le faramineux et médiatique prix de 50 millions de US$ pour la tutti-frutti de haut vol de Graff est l’arbre qui cache la forêt), par l’entrée en lice dans l’arène du Swiss Made de plusieurs acteurs fashion (par exemple le remarqué Armani, lire dans Europa Star 3/14 l’article de Malcolm Lakin) et par la vigueur retrouvée des marques suisses oeuvrant essentiellement dans ce segment du moyen de gamme.
Un très bon exemple en est Oris dont un des leitmotiv est de “donner de la valeur ajoutée à des prix démocratiques”. A l’œuvre depuis toujours et exclusivement dans la montre mécanique abordable, Oris avait une annonce importante à faire. Son porte-parole, Rolf Studer, Vice-Président, n’y est pas allé par quatre chemins: “Je tiens à souligner qu’ETA s’est construit sur les décombres de l’industrie suisse et qu’au départ c’était un projet commun. Il est un peu facile maintenant de dire que les autres, qui ont été auparavant détruits, ’viennent maintenant se servir chez ETA comme dans un supermarché’”, affirme-t-il en faisant référence à d’anciens propos offensifs de Nick Hayek. Rappelant que jusqu’en 1982, Oris, fondée en 1904, produisait jusqu’à 1.2 million de montres par an et était propriétaire de 279 calibres maison, il explique qu’à cette date, l’ASUAG – le consortium à l’origine d’ETA -, chargée de mettre de l’ordre dans la production de mouvements en Suisse, avait purement et simplement décidé de stopper la production de mouvement d’Oris qui a alors été rachetée par ses propres cadres.
A l’occasion de ses 110 ans, Oris a donc décidé de se relancer dans la production de mouvements maison avec le Calibre 110, un mouvement manuel doté d’une réserve de marche de 10 jours dont l’indication s’inscrit de façon non-linéaire (intéressant affichage breveté).
|
|
Développé sur une durée de dix ans en collaboration avec l’Ecole Technique du Locle, la production de ce mouvement de base a été pleinement industrialisée afin de pouvoir parvenir à des coûts de revient suffisamment contenus pour correspondre à la gamme d’Oris, située en-dessous des 5’000.- CHF. (Europa Star reviendra plus en détail dans son prochain numéro ES 4/14 sur Oris et la renaissance de ses capacités de production de mouvements).
A l’occasion de son lancement, ce nouveau Calibre 110 équipe la montre “Oris 110 Years Limited Edition”, disponible à 110 exemplaires en acier (5’500.- CHF) et 110 exemplaires en or rose 18 carats (14’800.- CHF).
- Artix Pointer Moon by Oris
Outre cette importante annonce, Oris présentait une série de nouveaux modèles démontrant sa philosophie de “démocratisation” des prix, à l’exemple d’une très belle WorldTimer dotée d’un module original (3’400.- CHF), ou de la Artix Pointer Moon qui, grâce aussi à un module maison, indique le jour de la phase de lune (1’900.- CHF), ou encore d’un Chrono Aquis avec lunette tournante céramique et valve hélium à 3’600.- CHF, sans oublier une nouvelle version du fameux Big Crown Timer, équipé d’un mouvement Valjoux, pour 3’300.- CHF. Qui dit mieux?
MAURICE LACROIX EN MOUVEMENT
Chez Maurice Lacroix, autre acteur essentiel du “milieu de gamme” helvétique, on est également très fier de présenter un nouveau mouvement, intégralement manufacture, le ML 230. Ses particularités essentielles? Développé par Michel Vermot, responsable de la construction des mouvements chez Maurice Lacroix, qui a été le premier à développer et à produire un assortiment complet en silicium en collaboration avec la Haute Ecole Arc basée au Locle, ce mouvement automatique est équipé d’un assortiment complet en silicium qui comprend l’axe de balancier, l’ancre, la tige d’ancre, la roue d’échappement et le pignon d’échappement. La fréquence de son grand balancier est de 18’000 A/h (2,5 Hz), une cadence plus douce que d’autres, particulièrement bien adaptée au silicium. Le nombre de composants de ce mouvement est limité à 188, un choix délibéré permettant d’offrir une esthétique très pure tout en augmentant la fiabilité. Questionné sur la possibilité de mettre ce mouvement à disposition de tiers, Sandro Reginelli, directeur des produits, du développement et du design de Maurice Lacroix, répond avec prudence: “nous y réfléchissons…”.
|
|
Pour l’instant, ce mouvement est à découvrir dans la nouvelle montre Masterpiece Gravity (en édition limitée de deux fois 250 pièces, en acier inoxydable poli et satiné ou entièrement sablé et traité PVD) conçue pour le mettre pleinement en lumière. “Du point de vue de son design”, explique Sandro Reginelli, “cette pièce adresse un message important pour nous: elle démontre qu’après 38 ans d’existence, Maurice Lacroix s’inscrit pleinement dans la haute tradition horlogère helvétique tout en la mixant avec une esthétique avant-gardiste qui fait notre fierté et notre originalité.” Et en effet, la Masterpiece Gravity mélange deux mondes, avec son cadran horaire en émail laqué décentré sur un large et épais pont traité Clou de Paris qui contraste fortement avec la partie gauche de la montre, totalement ouverte sur le cœur battant. Une montre qui, par sa tridimensionnalité, rappelle en plus contemporain la célèbre Tradition de Breguet. Son prix: 10’500.- CHF.
EMBROUILLES “CULTURELLES” SINO-HELVETIQUES
Au dernier jour de Baselworld, j’ai rendez-vous avec Antonio Calce. Dans les couloirs du Salon, les rumeurs courent. Que se passe-t-il chez Corum, racheté il y a une année exactement par China Haidian? China Haidian, propriétaire en Chine de Ebhor et Rossini, soit “environ 43% de l’industrie horlogère chinoise”, dixit le Groupe lui-même, s’est porté acquéreur non seulement de Corum, le haut du panier, mais aussi d’Eterna (notamment pour ses capacités industrielles dans les mouvements, une activité que China Haidian vient de dissocier de son autre activité en montres terminées - sur Eterna et Eterna Movements, lire notre prochain numéro ES 4/14, parution fin août), mais aussi tout récemment du Dreyfuss Group. Un groupe particulièrement actif en Grande Bretagne mais qui développe aussi ses marques Rotary et Dreyfuss & Co à l’international, pour lequel China Haidian a déboursé 40.8 Mio de CHF afin de, selon ses dires, “compléter le portfolio du groupe par un produit de moyen de gamme.”
Et
- Antonio Calce, CEO of Corum
Au dernier jour de Baselworld, donc, Antonio Calce semble sincère. Et il l’est. Il ne sait visiblement pas encore qu’à peine une semaine plus tard il sera débarqué sans ménagement de son poste de CEO de Corum, une marque qu’il a véritablement extirpée du néant où elle risquait de sombrer. C’est la deuxième fois que la marque renaissait de ses cendres. Antonio Calce concède qu’à ses actionnaires chinois, “il faut expliquer que les retours sur investissements se calculent à moyen terme, l’horlogerie telle que nous la pratiquons ne procure rien d’immédiat. C’est un choc de culture. Chacun doit s’adapter.” Cependant, aux dernières heures de Baselworld, il restait totalement confiant, pleinement engagé. Lui qui est aussi actionnaire, bien minoritaire certes, se donnait encore 3 ans pour redresser totalement la barre. Il affirmait aussi avoir désormais “un partenaire sûr, pour le long-terme, et que jamais, même, il n’avait connu de situation si stable.”
En off – mais maintenant, qu’importe – il me montra une Bubble de luxe couleur bronze, “très exclusive, réservée à 15 détaillants dans le monde. Et dire qu’au départ c’était un produit bas de gamme, un feu de paille qui a failli couler Corum…”, glisse-t-il toujours en off.
Le réveil a dû être dur, sa désillusion à la hauteur de la passion avec laquelle Antonio Calce était en train de redresser Corum et de la replacer parmi les marques qui comptent. Espérons simplement que son travail considérable n’aura pas été inutile. (PM)
STRATEGIES NIPONNES
Changement de style et cap sur le Japon! Qui aurait dit que ce serait Seiko qui nous offrirait la plus réjouissante et la plus hilarante des conférences de presse données à Baselworld? Il fallait voir le très brillant et polyglotte Shu Yoshino jouer de sa très petite taille en showman accompli. Pour illustrer la réduction de 30% du diamètre de l’Astron GPS Solar, il convoque à ses côtés un de ses collègues bien plus grand que lui et demande au public d’estimer la différence en pourcentage. Lorsqu’il s’agit de démontrer la simplicité d’usage de la même montre, il jongle de fuseaux horaires en fuseaux horaires en changeant de chapeau, casque de samouraï ou alternativement petit chapeau à plume soit-disant bâlois perché sur la tête…
Mais plus sérieusement, la grande affaire de Seiko cette année s’appelle Grand Seiko.
C’est la marque haut de gamme de Seiko, démonstration de son savoir-faire mécanique ancestral et de sa maîtrise des finitions horlogères, mais qui n’était jusqu’à présent distribuée – et très reconnue – qu’au Japon. Pour bien marquer les ambitions internationales qui sont désormais les siennes, Seiko a divisé son imposant stand en deux bâtiments distincts: le blanc Seiko et le noir Grand Seiko, disposant même à l’entrée de ce dernier un établi sur lequel travaillait un maître-graveur.
Il lui faudra certainement dépenser beaucoup d’énergie pour que Grand Seiko parvienne à s’imposer en référence horlogère internationale, ce qu’elle est pleinement en regard de l’histoire de l’horlogerie japonaise. Car les collections présentées sont d’un minimalisme fonctionnel non pas saxon mais bel et bien nippon. Une forme de perfectionnisme mesuré et minutieux, sous une apparence tout en retenue, qui nécessite une forme élaborée de culture horlogère pour être pleinement appréciée à sa véritable mesure.
- Hi-Beat 36000 GMT by Grand Seiko (Front)
- Hi-Beat 36000 GMT by Grand Seiko (Back)
Fer de lance de cette offensive, la Hi-beat 36000 GMT, qui enferme le nouveau calibre de grande précision 9S86 (-5 / +3 sec/jour), un automatique à masse oscillante en titane doré, qui tourne à 36’000 alternances/heure, indique la fonction GMT et possède une réserve de marche de 55 heures.
Mais la nouvelle collection Grand Seiko décline aussi 5 nouvelles versions de la Self-Dater, une montre à guichet-date de 1964, ici revisitée et équipée soit des deux calibres Grand Seiko les plus haut de gamme, soit du fameux Spring Drive 9R15 ou encore du calibre 9F à changement de date instantané que Seiko présente comme étant “la montre à quartz la plus performante au monde grâce à un couple élevé et à un mouvement possédant un bouclier de protection magnétique et quasi hermétique.” Les ambitions de Seiko pour son haut de gamme horloger Grand Seiko sont à la hauteur du prix moyen de cette collection: 6’000.- €, avec des pointes à 31’900 € pour la version Spring Drive en platine.
Casio de plus en plus analogique
C’est également une importante décision stratégique que Casio a prise, mais d’une toute autre nature. Non pas que la marque championne en complications électroniques veuille s’attaquer elle aussi à la haute mécanique, non, en rien! Mais par contre, il est notable que cette marque qui a construit sa réputation mondiale sur le digital penche de plus en plus vers l’analogique. Un analogique qui conserve les qualités multi-fonctionnelles du digital mais qui offre la simplicité de lecture et l’évidence graphique des bonnes vieilles aiguilles. Hiroshi Nakamura, le très élégant Managing Director and Director de la division horlogère de Casio, en convient volontiers: “Nous vendons de plus en plus d’analogique, que ce soit des G-Shock ou d’autres collections, comme Edifice ou Oceanus par exemple.”
- Edifice EFR-540BK by Casio
Très clairement, Edifice est la collection sur laquelle mise fortement Casio pour l’élargissement de sa clientèle internationale à un cercle d’amateurs disons plus sensibles à l’apparence et aux qualités horlogères du produit. Un exemple très convaincant de ce mariage entre électronique et analogique nous est par exemple donné avec l’Edifice EFR-540BK, un puissant chronographe au 20ème de seconde, dont le cadran fortement tridimensionnel est d’une lecture très aisée. Doté d’une structure très résistante aux vibrations, grâce notamment à l’utilisation d’un gel spécial et de polyuréthane hybride, ce chronographe a tout pour devenir un “classique” de la marque. Mais la recherche analogique de Casio va plus loin encore, notamment avec une autre Edifice, la Bluetooth Controlled, dont les indications horaires de 300 villes dans le monde se synchronisent automatiquement avec un smartphone.
Mais pour Casio la grande affaire du moment reste la G-Shock Gravity Master, une première mondiale qui combine réception de signaux GPS et radio-contrôle (une montre qu’Europa Star a présentée dans son dernier numéro ES 2/14). Le lancement de cette montre à la précision véritablement universelle est prévu pour ce mois de septembre. La concurrence sera rude car, au même moment, les deux autres géants japonais, Seiko et Citizen, lancent également chacun leur propre montre GPS.
PORTRAIT
Equations et “pognon”
Rencontrer Guy Semon est toujours un moment particulier. Le patron de la R&D de TAG Heuer est atypique dans le milieu. Tout d’abord, ce n’est pas un homme du sérail mais un scientifique, mathématicien et physicien, prof d’université … Et c’est aussi un ancien militaire, un surprenant colosse qui est capable tout aussi bien de remonter pierre à pierre une vieille maison-forte en forêt que de se pencher avec émotion sur une autre de ses spécialités: les pivoines! Mais aujourd’hui, c’est double anniversaire: les 10 ans de la V4 et les 10 ans d’horlogerie de Guy Semon. “En 2004, tout le monde a dit à Jean-Christophe Babin, alors CEO de TAG Heuer, qu’il lui sera impossible de mettre au point la V4, cette montre à courroie dont le concept lui avait été vendu par Jean-François Ruchonnet”, explique Guy Semon, “aujourd’hui, on en a vendu 400!”. Au prix d’environ 100’000.- CHF pièce, c’est un volume et un chiffre d’affaires que peuvent lui envier nombre de petites marques indépendantes de Haute Horlogerie.
Mais y parvenir fut une vraie saga que Guy Semon déroule comme un plan de bataille mené avec audace et détermination. En 2004, on lui donne deux ans pour que “le zinzin fasse tic-tac”, dit-il dans son langage aussi direct que coloré. Chose faite décembre 2006. Seconde étape: la V4 ne doit pas être juste un coup d’éclat marketing mais elle doit être potentiellement commercialisable. Est-ce possible? “Quinze mois passent pour fiabiliser”le zinzin“. Fin 2007, l’homme, jusqu’alors consultant, est officialisé patron de la R&D et flanqué d’une équipe qui atteint aujourd’hui ”52 mecs". En route pour l’industrialisation.
|
Mais derrière la mission V4, une autre, plus importante encore, se profile: positionner la marque sur une crête lui appartenant en propre, celle d’une Haute horlogerie technologiquement très innovante et offrant des solutions très particulières. “C’est la V4 et l’acharnement mis à sa réussite qui a permis tout le reste”, explique-t-il. Le reste? Ce sont les différentes conquêtes de TAG Heuer en termes de mesure des temps courts, les 100ème puis les 1000ème de seconde mécaniquement indiquées; ce sont aussi les différentes formes d’échappements totalement révolutionnaires qui ont été proposées, les Pendulum et autres Girder qui n’ont pas fini de faire parler d’eux. L’approche toute scientifique et mathématique de Guy Semon, en véritable chef d’orchestre d’un laboratoire de recherche composé de musiciens de tous styles, a été essentielle dans ces avancées techniques qu’un horloger, aussi doué soit-il, n’aurait sans doute jamais imaginé.
“Il y a un truc que j’aime par-dessus tout, c’est partir d’une équation pour faire du pognon”, avoue-t-il cash. “TAG Heuer, dont le prix moyen de la collection courante est de 3’200.- CHF, était absent de la tranche la plus juteuse des exportations suisses, les 45% représentés par les montres au-dessus de 10’000.-. Qu’est-ce qu’il fallait faire? Enrober tout ça avec de l’or? Ajouter les mêmes complications traditionnelles que les autres grandes marques de manufacture? Non, la V4 était sur la table, il fallait faire autre chose, avec les mêmes ingrédients de base: qualité, précision, design.”
Pour les 10 ans de la V4, il fallait quelque chose de spécial. Alors comme un pied-de-nez à l’orthodoxie horlogère, Guy Semon s’est dit: pourquoi pas entraîner un tourbillon à l’aide d’une courroie? “Qui aurait pu penser ça il y a dix ans? On ouvre un nouveau chapitre dans le grand livre de l’horlogerie”. “J’aime follement mon métier”, poursuit-il, “j’aime follement la transmission, dans tous les sens du terme.”
A Baselworld, pour la première fois, il a rencontré celui qui est le nouveau grand manitou de l’horlogerie LVMH, Jean-Claude Biver. Un autre personnage. Entre les deux hommes, le courant semble avoir plus que bien passé. Il est vrai que tous deux se ressemblent, terriblement passionnés, rusés en diable, forts en gueule, accueillants, amateurs de grands vins, de campagne et de grand air. Et d’horlogerie, semble-t-il.
(A propos des détails techniques de la V4 Tourbillon, lire Europa Star précédent – ES2/14)
EMBRAYAGE ABSOLU
Le recentrage notable sur le moyen de gamme et la pondération générale a, cette année, un peu éclipsé les avancées techniques et esthétiques proposées par les marques indépendantes œuvrant dans la Haute Horlogerie. Il est vrai aussi qu’un certain tri a été opéré parmi elles et que ce sont les plus constantes et les plus sérieuses qui tirent leur carte du jeu, au détriment des “folies” qui faisaient encore jusqu’à tout récemment le miel des blogueurs.
Parmi ces marques, De Bethune se détache très nettement du lot par la profondeur de son travail horloger tout aussi bien que par l’exceptionnelle qualité de son travail esthétique qui propose une alliance inédite et réussie entre les codes de la grande horlogerie classique et une modernité aussi innovante que magnifiquement assumée.
S’attaquant avec rigueur au domaine des chronographes – on oublie souvent que c’est là une véritable complication, plus complexe que bien d’autres communément jugées plus “nobles” – De Bethune en renouvelle radicalement la technique aussi bien que l’esthétique.
- DB28 Maxichrono by De Bethune
Un seul coup d’œil au DB28 Maxi Chrono fait aussitôt comprendre qu’on a sous les yeux un chronographe d’une élégance imparable et dont la lecture est d’une évidence rarement, si ce n’est jamais, atteinte auparavant. L’heure courante se lit grâce à des aiguilles ajourées en acier poli et noirci par oxydation qui désignent des chiffres noirs à la typographie contemporaine. Le temps mesuré est quant à lui indiqué par de fines aiguilles bleuies à la flamme qui pointent sur une numérotation d’une clarté idéale, inspirée des chronomètres de marine.
Techniquement, la prouesse est double: ces 5 aiguilles centrales sont montées sur un même axe obligeant à une construction inédite, “véritable enchaînement vertical de rouages et de piliers s’encastrant les uns dans les autres.” Mais la prouesse ne s’arrête pas là, l’essentiel de la recherche horlogère menée portant sur les mécanismes d’embrayage. Laissons à Denis Flageollet le soin de donner quelques explications: "L’embrayage absolu De Bethune a pour vocation de corriger les défauts identifiés des mécanismes existants jusqu’alors dans l’horlogerie et d’en améliorer ainsi les performances. Ce nouveau mécanisme, nommé embrayage absolu (breveté), permet à la fois de tirer profit des avantages des embrayages latéraux et verticaux tout en corrigeant leurs défauts. Il entraîne une réduction significative des frottements à l’origine de la perturbation du mouvement en mode chronographe mais aussi lors de son fonctionnement normal. L’embrayage absolu intervient dans un système couplant les deux embrayages traditionnels afin d’assurer un fonctionnement semi-autonome des différents compteurs du chronographe :
Le compteur des secondes est régi par le nouvel embrayage absolu ;
Le compteur des minutes est commandé par un système de pignon oscillant ;
Le compteur des heures est soutenu par un embrayage latéral.
C’est donc 3 types d’embrayages différents à l’origine de trois systèmes semi-indépendants commandés par trois roues à colonnes interdépendantes soutenant les différents compteurs du chronographe."
|
|
- DB29 Maxichrono Tourbillon (Back) by De Bethune
Mais au-delà de la performance horlogère, gageons que ce DB28 Maxi Chrono, et son alter ego, la DB29 Maxi Chrono Tourbillon (un tourbillon très horloger puisque dissimulé au dos du mouvement dont l’architecture étonnante se dévoile sous un couvercle) marqueront l’histoire des chronographes.
EFFEUILLAGE DE LA MARGUERITE
Pour ceux que les folies mécaniques font saliver, il y avait cependant une adresse à ne pas manquer: Christophe Claret. L’homme aux 70 calibres différents construits et produits en 25 ans ne cesse de jongler avec l’aléatoire et la combinatoire mécanique, avec les tintements et autres gongs, tout en revisitant les plus complexes des échappements. A peine après avoir présenté sa Poker Watch à Genève au cours du mois de janvier, le voici à Baselworld avec deux nouveaux calibres tout à fait étonnants, bien dans sa manière si particulière.
- Margot by Christophe Claret
La nouveauté la plus visuelle est certainement sa Margot, une complication romantique à nulle autre pareille. Imaginez un effeuillage de marguerite qui se déroule sous vos yeux, de la façon la plus aléatoire possible. “Je t’aime… un peu… beaucoup… passionnément… à la folie… pas du tout”: une à une ou deux par deux, c’est selon, les 12 pétales de la fleur centrale disparaissent sous vos yeux comme par magie avec un gracieux petit tintement (75 combinaisons sont aléatoirement possibles). De la même façon, les inscriptions de votre degré d’amour apparaissent dans une fenêtre à 4h. Si jamais vous tombiez sur “…pas du tout”, un discret poussoir fait revenir le message sur “… à la folie”. Et un autre poussoir permet de remettre en place instantanément les pétales autour de leur brillante corolle centrale. Bluffant!
Sur le versant plus strictement horloger, ce diable d’homme de Claret s’est attaqué à son tour à l’échappement à détente, avec une autre montre, la Maestoso. Sept ans de développement pour parvenir à mettre au point cet échappement à détente pivotée dont l’origine remonte aux chronomètres de marine mais dont le grand défaut est – était? – sa sensibilité aux chocs, notamment latéraux. Ceux-ci peuvent facilement faire “trébucher” la roue d’échappement au risque de la briser tandis que des heurts peuvent provoquer une augmentation de l’amplitude du balancier, causant une énergie excédentaire qui accélère la roue d’échappement.
|
Impossible malheureusement de détailler dans le cadre de cet article général les solutions mécaniques mises au point par Christophe Claret. Mentionnons simplement l’addition de deux systèmes distincts sous forme d’une came “anti-trébuchement” solidaire du balancier-spiral et d’une butée souple aménagée sur une roue liée au balancier qui absorbe si nécessaire l’énergie excédentaire (en d’autres termes un original dispositif de force constante).
(Europa Star reviendra plus en détail sur les différents types d’échappement mécaniques dans son prochain numéro ES 4/14, parution fin août)
Esthétiquement la Maestoso, dont la profondeur de champ laisse toute place à la vue sur l’échappement à détente et ses dispositifs, se veut “royale”: piliers sculptés Louis XIV style Grand Siècle ou ponts d’inspiration Charles X. Le “châtelain” Christophe Claret (le clip de la Margot a été tourné au pied du château qu’il a restauré), maître de la Manufacture du Soleil d’Or, a plus d’un tour dans son sac.
QUELQUES DERNIERS FLASHES
Impossible malheureusement, de faire ici le tour de tout ce que nous avons vu ou découvert à Baselworld. Nombreux sont les autres horlogers à découvrir dans les pages du magazine Europa Star Juin/Juillet 3-14. Et que les absents ne se morfondent pas, nous y reviendrons pas à pas dans nos prochains numéros – l’horlogerie n’est-elle pas aussi affaire de temps long!
Mais auparavant, quelques derniers flashes tout en subjectivité.
- The Horological Academy of Independent Creators or AHCI
Il était très réjouissant de voir l’engouement et la curiosité incessantes qui régnaient autour des horlogers réunis au sein de l’Académie Horlogère des Créateurs Indépendants, l’AHCI. Comme au milieu d’une ruche d’horlogers venus de partout, chacun debout devant sa propre vitrine (les seuls horlogers debout de Baselworld!), on pouvait y rencontrer un Vincent Calabrese remonté à bloc, hâtif de partager son enthousiasme, vous tirant par la manche pour vous montrer les incroyables réalisations de ses pairs, allant jusqu’à vous entraîner vers le stand voisin de L’Epée pour vous faire admirer la dernière Starfleet Machine que leur a concoctée MB&F, en oubliant presque au passage sa propre réalisation pour cette même marque qui est la dernière entreprise spécialisée dans la production d’horloges haut de gamme en Suisse.
- Miss Avant-Garde by Alexander Shorokhoff
Il était remarquable de voir l’énergie déployée par un outsider comme Alexander Shorokhoff, designer d’origine russe installé en Allemagne depuis 30 ans, pour proposer ses montres d’inspiration constructiviste dans le cadre étonnant du Pavillon que l’architecte mondialement connue Zaha Hadid a discrètement édifié à quelques petits kilomètres de Baselworld, en terres allemandes. L’homme dit avoir le courage de tenter l’inhabituel, affirme proposer des montres qui sont un peu à l’écart du mainstream, démontre aussi ses talents de graveur, espère pouvoir bientôt lancer son propre calibre. L’horlogerie décidément s’accroche fort à ceux qu’elle a réussi à tenter.
Comme il était aussi formidable de rencontrer Michel Jordi, héraut de la suissitude. qui, en 1986, il y a donc bientôt 30 ans, faisait défiler devant la Basel Messe (ce n’était pas encore BaselWorld) des jeune-filles poussant des brouettes remplies de vieilles montres-bracelet et qui haranguaient la foule pour qu’elle se débarrasse de ces vieilleries au profit de la Clip-Watch. Trois ans après, il lançait la “Swiss Ethno”, vendue à un demi-million de pièces (à 395.- CHF/ pièce).
|
|
L’homme n’a rien perdu ni de son appétit ni de sa vivacité ni de ses obsessions. Malgré les soubresauts de la route, il a ressuscité plusieurs fois. Aujourd’hui, il est là, aux côtés de sa femme qui l’a toujours secondé, son fils l’a rejoint. Ensemble, ils présentent la collection Jordi Swiss Icon. Une montre telle un galet poli par un torrent alpin, au cadran orné des motifs traditionnels tirés de l’art paysan du papier découpé, déclinée de la montre simple au chronographe automatique. Son positionnement: affordable luxury. En plus haut de gamme encore, on trouve les complications réunies sous le titre de Icon of the World, des doubles barillets avec fonction réveil, qui dépeignent dans une fenêtre à 10h les paysages et skylines de landmarks du monde, dont le ciel est un disque peint qui affiche le passage du jour à la nuit.
Ah, horlogerie, quand tu nous tiens…!
Source: Europa Star June - July 2014 Magazine Issue