L’échappement est la partie fonctionnelle de la montre qui a concentré le plus d’efforts dans l’histoire de l’horlogerie. Au XVIIIe siècle, quand la plupart des systèmes ont été inventés, il représentait un enjeu fondamental et prestigieux. Breguet, Graham et Leroy entre autres s’y sont consacrés. Ils espéraient résoudre la plupart des problèmes de fiabilité et de précision des montres de l’époque, dont les chronomètres de marine. Interface entre le rouage et l’organe réglant, l’échappement est le lieu où l’énergie et la chronométrie se croisent dans une interaction complexe. En optimiser le fonctionnement a des conséquences sur la totalité de la mécanique, sa réserve de marche, sa précision, sa longévité et son prestige.
Analogies
L’échappement est simultanément un frein séquentiel et un moteur. D’un côté, l’énergie emmagasinée dans le barillet veut se libérer et il faut la maîtriser. De l’autre, l’ensemble composé par le balancier et le spiral a besoin de recevoir une poussée la plus régulière possible, en fréquence et en puissance. L’échappement contrôle la distribution de cette énergie en la laissant échapper à un rythme contrôlé. Ce dernier est donné par le balancier, dont l’échappement compte les oscillations. Ce comptage représente la découpe fondamentale du temps, en sixième, huitième ou dixième de seconde, correspondant respectivement aux fréquences de 3, 4 et 5 Hz. En amont, le rouage transforme ces fractions en secondes, minutes, heures et plus.
Autre manière de présenter son fonctionnement, le balancier-spiral est comme une horloge-mère informatique. Il bat à une fréquence stable. Cette propriété, connue sous le nom d’isochronisme, est très théorique et a besoin que de nombreuses conditions soient remplies, pour la plupart liées à l’échappement. Ce dernier est comme un semi-conducteur, qui ne connaît que deux positions, on et off, qui correspondent aux moments où la roue d’échappement est mobile ou immobile, en phase de transmission ou pas. Il faut cependant réaliser que cette seconde position est la plus fréquente. Un mouvement en marche passe le plus clair de son temps arrêté, et l’échappement au repos. Cela constitue l’un des plus beaux paradoxes de l’horlogerie, qui ne devient visible qu’à travers une caméra haute vitesse qui décompose le fonctionnement d’une montre.
Paresse
L’échappement est un système gourmand. Son rendement ne dépasse généralement pas les 50%. C’est-à-dire qu’il consomme à lui seul plus de la moitié de l’énergie des barillets. Celle-ci part dans les divers frottements qui sont consubstantiels de son fonctionnement. En particulier, ce sont les frictions des palettes d’ancre sur l’ancre qui, malgré leur lubrification, dissipent une bonne partie de cette énergie. L’amélioration des échappements vise principalement à les réduire. Mais depuis les années 1850, la recherche sur l’échappement a été quasiment stoppée. Il faut dire que 250 ans après son invention, l’échappement à ancre (dans sa variante dite suisse) est arrivé à un tel niveau d’optimisation qu’il a longtemps semblé inutile d’y travailler. En effet, ses composants sont faciles à produire et son fonctionnement est simple. Deux palettes d’ancre effectuent à la fois les fonctions de blocage de la roue d’ancre (frein séquentiel) et la transmission de l’impulsion au balancier (moteur). Mais le plus décisif a probablement été la combinaison de sa solidité face aux chocs et de sa petite taille, deux atouts majeurs pour équiper des montres de poignet.
Tardif
Occupée à produire des quantités industrielles de mouvements jusque dans les années 70, l’industrie horlogère n’a pas voulu réinventer la roue. Il aura fallu attendre les années 1980 et le brevet de George Daniels pour que l’échappement coaxial change cet état de fait. Finalement adopté par Omega en 1999, qui l’utilise en masse seulement depuis le milieu des années 2000, il a été suivi par quelques rares alternatives très sophistiquées. Elles sont de trois ordres.
Le premier consiste à simplifier la mécanique de l’échappement. L’échappement à détente, inventé vers 1760 par Pierre Le Roy et depuis peu remis au goût du jour par Urban Jürgensen, se contente d’une seule palette. Par principe, la détente n’a qu’une position de repos, qu’elle ne quitte que très brièvement. Elle se soulève pour laisser avancer la roue d’échappement, relance le balancier et revient en place. Mais si le principe est simple, il est complexe à appliquer dans un objet ballotté comme la montre de poignet.
Séparation des pouvoirs
La seconde voie est d’optimiser le contact entre palettes d’ancre et dents de la roue d’ancre. Cela passe paradoxalement par une augmentation du nombre de palettes et de points de contact car les fonctions d’impulsion et de blocage sont alors séparées. C’est principalement le cas de l’échappement coaxial, mais aussi de celui d’Audemars Piguet, cantonné à des exécutions de très haut de gamme, ou les timides tentatives de Paul Gerber.
La dernière option est une réminiscence d’un système théorisé par Breguet, l’échappement naturel. Il consiste à utiliser deux roues d’ancre reliées entre elles. Bloquées alternativement, elles transmettent chacune à leur tour énergie et information, à chaque alternance. L’impulsion est fournie directement au balancier, ce qui augmente le rendement énergétique. Il est la base des échappements de François-Paul Journe, Ulysse Nardin, Kari Voutilainen et Laurent Ferrier. Ces quatre marques divergent sur la taille, ainsi que la forme de l’ancre et des roues avec lesquelles celle-ci interagit. Dans une certaine mesure, l’échappement constant de Girard-Perregaux fonctionne sur un principe similaire, enrichi par une gestion énergétique absolument unique puisqu’il s’agit du seul échappement à force constante disponible aujourd’hui.
Alléger
En parallèle de toutes ces modalités de fonctionnement, la recherche en usinage de composants ajoute de l’efficacité aux échappements. En effet, une fois les frottements diminués, l’inertie des composants recommence à prendre une importance relative non négligeable. C’est pourquoi nombre de systèmes recherchent plus de légèreté et utilisent des roues à dents évidées, des ancres à profil squeletté, du titane, voire l’incontournable silicium. En parallèle, la fabrication de type LIGA et la croissance galvanique offrent des tolérances incroyablement serrées. Si Abraham-Louis Breguet, Thomas Mudge et autres Robert Robin avaient eu à disposition des pièces aussi justes, fiables et standardisées, nul doute que leurs systèmes un peu alambiqués auraient connu des trajectoires différentes.
Echappement à ancre suisse
- Echappement à ancre suisse
Il est le standard de fait de l’horlogerie mécanique depuis les années 1920. Par sa simplicité, il a conquis la montre de poignet au moment où elle devenait la norme. Une ancre à deux dents retient et libère alternativement la roue d’ancre. Chaque alternance relance le balancier. L’impulsion est indirecte et son rendement est faible. Car en contrepartie de la simplicité de sa géométrie, la pénétration des palettes dans la roue d’ancre est profonde, ce qui crée d’importants frottements. Peu importe, la totalité de l’industrie s’y est adaptée depuis longtemps. Les meilleurs arrivent à en tirer des amplitudes de 300° et une chronométrie quasi parfaite.
Avantages : simple, économique, efficace, généralisé
Inconvénients : générique, rendement faible
Echappement à détente
- Echappement à détente
Ce système est d’une redoutable efficacité. Au bout d’un ressort-lame appelé détente, un rubis retient la roue d’ancre. Le balancier écarte la détente pendant une fraction de seconde. Cela libère la roue d’ancre, qui retombe sous la pression d’un ressort spiral, bloquant la dent suivante. L’impulsion au balancier est directe. Mais la détente ne fonctionne qu’une alternance sur deux, diminuant la régularité du flux énergétique au balancier. Ce défaut est compensé par la qualité du contact palette-ancre. Au poignet, la détente sautait en cas de choc avant qu’Urban Jurgensen ne la fiabilise. Elle n’est pas auto-démarrante : il faut secouer la montre arrêtée pour la lancer.
Avantages : simple, efficace, enfin fiabilisé
Inconvénients : pas simple à mettre en œuvre, quasi expérimental
Echappement isomètre à ellipse
- Echappement isomètre à ellipse
Il n’aura pas vécu longtemps. Initialement monté dans le calibre 175 de la Grande Reverso à Triptyque, l’échappement isomètre à ellipse a été abandonné par Jaeger-LeCoultre. Au poignet, il s’est avéré moins précis que son homologue à ancre. Il s’agit d’une variante d’échappement à détente. N’ayant pas solutionné la problématique des chocs, il restait fragile, même monté dans une cage de tourbillon comme dans la Reverso à Triptyque. En effet, le tourbillon n’est pas un échappement, mais il s’y superpose. Même la force de frappe d’une grande maison comme Jaeger n’a pas suffi pour fiabiliser une innovation de ce type.
Avantages : grande amplitude, prestigieux, intrigant.
Inconvénients : inférieur à un échappement à ancre suisse au porter, complexe
Echappement co-axial
- Echappement co-axial
Inventé par Georges Daniels et acquis par Omega, l’échappement coaxial est l’unique alternative massive à l’échappement à ancre suisse. La pénétration des palettes est d’une géométrie plus fine qu’avec l’ancre suisse, grâce à une roue intermédiaire à deux plans, coaxiale. Le frottement des rubis est amoindri car il est tangentiel. Les mouvements ne gagnent qu’en années de garantie (quatre au lieu de deux) et pas en précision de marche. Omega se contente de la certification COSC. Et la durée de marche reste autour de 55 heures pour les mouvements basiques.
Avantages : friction amoindrie, longévité, économique, faible lubrification
Inconvénients : bénéfice consommateur limité, réserve de marche inchangée
Echappement Audemars Piguet
- Echappement Audemars Piguet
L’ancre de l’échappement AP ressemble à une ancre levier, mais avec une troisième palette. Pour Audemars Piguet, inspiré par Robin, c’est un hybride entre détente et ancre. Mais il est aussi proche de l’échappement coaxial, car le contact palette contre roue d’ancre devient tangentiel : leur surface de contact est ramenée de 0,4 à 0,05 mm. Les dents de la roue d’ancre sont squelettées dans une recherche d’efficacité. Cet échappement n’est plus utilisé que dans deux mouvements, dont le plus récent remonte à 2009. Le premier dispose de 10 jours de marche, le second fonctionne à 6 Hz. La preuve qu’il est efficace et souple. Dommage qu’il reste si marginal…
Avantages : efficace, performant, sans lubrification
Inconvénients : limité aux grandes complications, délaissé.
Echappement Bi-axial à Haute Performance
- Echappement Bi-axial à Haute Performance
François-Paul Journe avait dans ses cartons depuis longtemps un projet d’échappement naturel inspiré de Breguet. L’Echappement Bi-axial à Haute Performance possède deux roues impulsives à deux plans, libérées à tour de rôle à chaque alternance. L’impulsion est directe et l’ancre en titane immense. Ses bénéfices propres sont difficiles à isoler car l’EBHP cohabite avec un remontoir d’égalité, facteur de chronométrie important. Fait rare, il est auto-démarrant, le seul remontage suffit à le lancer. L’EBHP devrait rester cantonné à des réalisations d’exception comme le Chronomètre Optimum, et ne pas être généralisé.
Avantages : efficace, sans lubrification, autodémarrant
Inconvénients : très exclusif, complexe
Echappement dual
- Echappement dual
Marque jeune et à la minuscule diffusion, Laurent Ferrier utilise cette variante de l’échappement naturel pour se positionner parmi les marques les plus pointues. Son système se caractérise par ses deux grandes roues d’impulsion sur un seul plan, munies d’une denture très particulière pour le contact avec l’ancre. Celle-ci est réduite à la seule baguette et n’a pas de bras. Avec sa double impulsion, d’où son nom, il ne se différencie qu’à la marge des réalisations de Journe ou de Voutilainen, si ce n’est le fait qu’il n’utilise pas de rubis. Cela s’explique par le silicium dans lequel est usinée l’ancre.
Avantages : bonne amplitude, efficace, différenciant, autolubrifié
Inconvénients : confidentiel, proche des autres échappements naturels
Echappement constant
- Echappement constant
Girard-Perregaux produit le seul échappement à force constante stricto sensu. Son apparence est unique, son fonctionnement aussi. Une lame légèrement courbée traverse l’immense pièce en forme d’aile, qui est en réalité un pont d’échappement intégralement réalisé en silicium. Poussée par l’oscillation du balancier, la lame finit par inverser sa courbe. Ce faisant, elle laisse avancer une roue d’ancre d’une dent avant de bloquer la deuxième. L’opération est renouvelée quand la course du balancier s’inverse. La lame ne cède qu’avec une dose précise de force, ce qui lui donne sa constance. Il possède certains points forts de l’échappement naturel, avec ses deux roues impulsives.
Avantages : innovant, force constante, double impulsion
Inconvénients : cher, complexe, forcément grand
Echappement Ulysse Nardin
- Echappement Ulysse Nardin
En 2000, Ulysse Nardin présentait cet échappement dans la Freak, qui l’utilise toujours en exclusivité. La marque a depuis basculé ses efforts de recherche sur l’échappement et les systèmes réglants vers le développement de calibres de manufacture. Variante de l’échappement naturel, il possède deux roues d’ancre et une impulsion directe au balancier. Son ancre est tellement courte qu’elle en devient juste un plateau. Visuellement, le système est simple mais son fonctionnement est subtil. Le profil de denture est particulièrement sophistiqué. Il vise à la réduction des frictions et est autorisé par les technologies de type LIGA, très précises.
Avantages : pas de lubrification, prestigieux, inventif, bon rendement
Inconvénients : rare, complexe, coûteux
Entre frein et moteur, l’action stratégique de l’échappement
Europa Star a consacré de nombreux articles aux derniers développements dans le domaine des échappements,recherches menées aussi bien sur la force constante, le magnétisme, la vibration, ou les perspectives ouvertes par l’emploi de nouveaux matériaux. Pour la liste complète, se reporter à www.europastar.com/premiere
Published in Europa Star August - September 2014 Magazine Issue